N°1 / Numérique, Humanités et Sciences du langage

Recherches impliquées – La vulnérabilité en question à l’aune de la formation numérique

Frederick Armstrong, Lucie Dumonceaud, Nathalie Auger

Résumé

La vulnérabilité est une question au cœur de notre humanité, qu’elle soit physique ou psychologique. A l’ère du numérique et des technologies avancées, il semble que les outils proposés visent souvent à palier des vulnérabilités – des handicaps, par exemple. Plus récemment, des publics que l’on peut empiriquement qualifier de vulnérables comme les personnes détenues ou les publics migrants « bénéficient » du numérique. On peut cependant se demander si les choses sont si simples. Après une problématisation de la notion de vulnérabilité, une discussion prenant appui sur ces deux types de publics permettra de discuter à la fois du concept de vulnérabilité et des usages du numérique.

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

Introduction générale

La vulnérabilité est une question au cœur de notre humanité, qu’elle soit physique ou psychologique. A l’ère du numérique et des technologies avancées, il semble que les outils proposés visent souvent à palier des vulnérabilités – des handicaps, par exemple. Plus récemment, des publics que l’on peut empiriquement qualifier de vulnérables comme les personnes détenues ou les publics migrants « bénéficient » du numérique. On peut cependant se demander si les choses sont si simples. Après une problématisation de la notion de vulnérabilité, une discussion prenant appui sur ces deux types de publics permettra de discuter à la fois du concept de vulnérabilité et des usages du numérique.

 

La vulnérabilité dans la recherche et la pratique médicale

La notion de vulnérabilité a fait son entrée dans les lignes directrices en bioéthique avec la publication du rapport Belmont publié suite au scandale de l’étude de Tuskegee (NCPHS, 1979).[1] Alors que le consentement d’une population précarisée et marginalisée n’avait pas été acquis de manière légitime, les auteurs du rapport Belmont soulignent que les chercheurs devront désormais être particulièrement prudents dans leur évaluation du consentement des participants et des risques qu’ils encourent, notamment quand les participants sont « vulnérables ». Malheureusement, le rapport Belmont ne définit pas explicitement la vulnérabilité ni les caractéristiques qui font qu’une personne est vulnérable. Il se contente de dresser une liste de groupes sociaux qui sont précarisés, dépendants ou incapables de donner un consentement libre et éclairé. Cette liste, non-exhaustive, inclut les « racial minorities, the economically disadvantaged, the very sick, and the institutionalized » (NCPHS, 1979, p. 13).

Cette approche énumérative a été reprise plus tard dans de nombreux documents officiels par la suite (CIOMS, 2004; European Commission, s. d.; Office for Human Research Protections, 2001). Or, elle est problématique à au moins trois égards. Premièrement, elle suggère que des groupes en entier sont vulnérables. Non seulement, cet étiquetage peut être stigmatisant pour les individus concernés (Brown, 2011; Luna, 2009), il est manifestement faux puisque les groupes sociaux ne sont pas homogènes. En réponse à ce type de critique, le CIOMS a abandonné l’idée de dresser une liste de populations vulnérables dans ses plus récentes lignes directives, tout en reconnaissant que les caractéristiques sociales d’un individu, y compris son appartenance à un groupe social, peuvent générer de la vulnérabilité (CIOMS, 2016, p. 57). Le deuxième problème, souligné par Carol Levine et ses collègues, est que ces listes ont pris une telle ampleur que pratiquement tous les sujets de recherche potentiels peuvent être considérés comme vulnérables. Levine note, par exemple, que des groupes aussi disparates que les étudiants, les femmes, les nomades ou les membres de forces policières se sont tous retrouvés dans des listes de personnes vulnérables. Or, comme le souligne Levine, « if everyone is vulnerable, then the concept becomes too nebulous to be meaningful » (Levine et al., 2004). Enfin, cette approche, qui s’appuie sur l’intuition que seul les membres de certains groupes sociaux sont vulnérables, entre en contradiction directe avec l’intuition, tout aussi forte, selon laquelle tous les êtres humains sont intrinsèquement et fondamentalement vulnérables puisqu’ils ont tous la capacité de souffrir.

Ces problèmes ont poussé plusieurs autrices à clarifier le concept de vulnérabilité (Luna, 2009; Mackenzie et al., 2013; Martin et al., 2014; Tavaglione et al., 2015) ou à offrir des alternatives (Butler, 2012; Kottow, 2003) alors que d’autres y ont vu la preuve que la vulnérabilité est un concept vague, voire inutile, qui devrait simplement être éliminé du discours éthique (Wrigley, 2015). Dans ce qui suit, nous verrons que ces problèmes peuvent être subsumées sous l’expression paradoxe de la vulnérabilité et nous suggérerons une façon d’en sortir.

Le paradoxe de la vulnérabilité

On peut regrouper les différentes conceptions de la vulnérabilité émergeant durant la deuxième moitié du 20ème siècle en deux catégories. Premièrement, des approches dites ontologiques suggèrent que la vulnérabilité est un élément fondamental, essentiel et inéluctable de la condition humaine (Butler, 2012; Fineman, 2008; Hamrouni, 2016; Kittay, 1999). Notre socialité, notre dépendance et notre corps fait d’une chaire fragile et périssable font que nous souffrirons inéluctablement si nous n’avons pas les soins nécessaires à la vie. En ce sens, l’approche ontologique est fidèle à la racine latine du mot vulnus qui signifie « blessure ». Dans cette perspective, tous les êtres humains sont vulnérables et certaines autrices évoquent cette idée pour dénoncer le mythe d’un sujet autonome qui n’aurait pas besoin du soutien des autres (Fineman, 2004). De l’autre côté, des approches dites relationnelles suggèrent que la vulnérabilité serait plutôt une propriété qui émergerait de la relation entre un objet relativement fragile et un contexte qui l’expose à différents dangers (Armstrong, 2017; Goodin, 1985; Vrousalis, 2013). Si la fragilité du corps est un élément constitutif de cette propriété relationnelle, c’est notre exposition au danger qui constitue la véritable vulnérabilité. Selon cette conception, il n’y a que certaines choses qui peuvent être proprement décrites comme vulnérables et certaines autrices mobilisent cette idée pour signaler des situations problématiques ou des injustices (Garrau, 2018).

Ces deux conceptions de vulnérabilité répondent à des intuitions fortes, mais contradictoires. D’un côté, il est logique de penser que toutes les personnes humaines sont vulnérables, puisqu’elles ont toute la capacité ontologique de souffrir. Il paraît tout aussi logique de vouloir qualifier de vulnérables les personnes qui sont plus exposées à différents dangers ou qui sont plus fragiles que les autres. Il semble aussi légitime de parler de la vulnérabilité d’objets qui n’ont pas réellement la capacité de souffrir, ce qui n’est pas possible si l’on se cantonne à l’étymologie du terme. Par exemple, on dit souvent qu’un bâtiment ou qu’une institution est vulnérable pour signaler une situation potentiellement dangereuse et ce même si ces objets ne peuvent pas être blessés.

Ces ambiguïtés font en sorte qu’on ne sait plus trop comment comprendre les appels à la vulnérabilité. Doit-on mettre en place des mesures de protection universelles pour protéger tous les êtres qui peuvent souffrir ou doit-on plutôt élaborer des mesures ciblées pour protéger ceux et celles qui sont plus exposés ? Peut-on utiliser le concept de vulnérabilité de manière métaphorique pour désigner des objets ? Comme nous l’avons évoqué dans la section précédente, plusieurs personnes voient dans ces difficultés la preuve de la vacuité du concept de la vulnérabilité. Or, si l’on veut mobiliser ce concept dans des recherches impliquées, il faut clarifier cette question.

Deux concepts de vulnérabilité

Plusieurs autrices tentent de résoudre le paradoxe de la vulnérabilité en offrant une taxonomie qui reconnaît la diversité des sources de vulnérabilité, qui peuvent être « inhérentes » ou « situationnelles » (Mackenzie et al., 2013), ou en suggérant une version élargie ou clarifiée de l’approche relationnelle, qui reconnaîtrait le caractère fondamental de la vulnérabilité tout en reconnaissance son caractère relationnel ou dispositionnel (Garrau, À paraître; Martin et al., 2014). L’idée ici est de reconnaître que tous les humains sont vulnérables tout en soulignant que certaines personnes méritent davantage de protection dans certaines circonstances parce qu’elles sont plus vulnérables ou parce que leurs circonstances les exposent à des vulnérabilités particulières, qu’elles soient pathogéniques (Mackenzie et al., 2013, p. 9) ou problématiques (Garrau, 2018, p. 1920, À paraître).

L’examen de ces solutions dépasse le cadre de ce texte. Nous proposerons néanmoins la solution suivante. Plutôt que de parler d’un concept de vulnérabilité qui impliquerait des dimensions contradictoires, nous suggérons l’idée qu’il y a dans le langage ordinaire et dans le discours morale deux concepts différents désignés par le mot vulnérabilité. Le premier concept décrit la capacité de souffrir des êtres incarnés. Cette vulnérabilité-capacité se rapporte à la définition des approches ontologiques pour lesquelles c’est le fait qu’un être peut souffrir qui devrait guider nos actions. Le deuxième décrit quant à lui l’exposition d’un objet à des circonstances qui augmentent la probabilité qu’il soit endommagé. Ici, la vulnérabilité est une fonction, c’est-à-dire le produit d’une relation entre trois variables : (1) la fragilité de l’objet ou sa propension à être endommagé ; (2) les circonstances qui présentent un danger pour l’objet et (3) la probabilité qu’un événement délétère se produise. Cette vulnérabilité-exposition correspond ainsi aux approches relationnelles décrites plus tôt.

La vulnérabilité-capacité et la vulnérabilité-exposition sont liées, mais il faut les distinguer. Pour illustrer ce propos, considérons le couple masse/poids. La masse, exprimée en gramme, représente la quantité de matière dans un corps. Elle est une propriété intrinsèque de l’objet et demeure donc constante dans toutes les circonstances. Le poids, exprimé en newtons, représente quant à lui la force gravitationnelle qui s’exerce sur un corps. Cette force dépend de la masse de l’objet et de l’endroit où il se trouve. S’il est sur la Lune, par exemple, son poids sera à peu près six fois moins élevé que sur la Terre.

La masse et le poids sont évidemment liées. Le poids d’un objet de masse m sera moins élevé que celui d’un objet de masse m +10. La vulnérabilité-capacité et la vulnérabilité-exposition sont liées de manière analogue. Ainsi, on peut dire qu’un objet dont la vulnérabilité-capacité est élevée a, pour des circonstances et une probabilité constante, une vulnérabilité-exposition plus grande qu’un objet dont la vulnérabilité-capacité serait inférieure. Il est toutefois primordial de comprendre que ces deux propriétés sont différentes, comme la masse et le poids le sont. Quand des ingénieurs conçoivent une combinaison, il est impératif qu’ils connaissent les circonstances dans lesquelles elle sera utilisée. Si elle est destinée à des sorties dans l’espace, elle pourra avoir une masse beaucoup plus élevée que si elle est destinée à des sorties sur la Terre, puisque la force gravitationnelle (et donc son poids) y sera beaucoup plus faible. De manière analogue, si les médecins doivent considérer la vulnérabilité-capacité d’un corps humain avant de prescrire un traitement, ils doivent impérativement connaître les circonstances du patient qu’ils traitent avant de le choisir. Par exemple, un traitement qui causerait de la somnolence ne devrait pas être prescrit à une opératrice de machinerie lourde qui, pour une raison ou une autre, ne pourrait s’arrêter de travailler. Même si ce traitement était extrêmement efficace, il augmenterait de manière déraisonnable la probabilité d’un accident. Autrement dit, ce traitement serait inacceptable puisqu’il augmenterait la vulnérabilité-exposition du patient, même si dans les faits sa capacité de souffrir ne change pas.[2]

Mais quel est l’intérêt de cette dualité conceptuelle ? Le premier est sémantique. En admettant l’existence de ces deux concepts, on dissout le paradoxe de la vulnérabilité et on clarifie nos discours. On peut en effet démontrer qu’il n’y a pas de paradoxe puisque les partisanes de l’approche ontologique qui évoquent la vulnérabilité pour démonter le mythe du sujet autonome et pour souligner la dépendance de tous les humains au soin des autres ne parlent tout simplement pas de la même chose que les partisanes de la conception relationnelle qui évoquent la vulnérabilité pour signaler des injustices et le fait que certains êtres humains font face à des circonstances qui augmentent leur exposition au risque. Si la capacité de souffrir et l’exposition au danger sont forcément liées, il est néanmoins primordial de les distinguer puisque ces deux éléments ne génèrent pas les mêmes réflexions morales.

Ensuite, et c’est plus important, la reconnaissance de cette dualité permet de maintenir toute la portée critique du concept de vulnérabilité. Pour comprendre cet argument, il faut d’abord comprendre que, de prime abord, les énoncés de vulnérabilité sont descriptifs. Quand on dit qu’une chose est vulnérable, soit en soulignant qu’elle a la capacité de souffrir, soit en soulignant qu’elle est exposée à des dangers, on décrit une situation. Ce n’est qu’après un examen des faits qu’on pourra déterminer si cette situation est moralement problématique ou si nous avons des obligations morales à l’égard des êtres ainsi décrits. Les partisanes de l’approche ontologique ont mobilisé le concept de vulnérabilité-capacité pour décrire le fait, inéluctable, que nos corps sont fragiles et, qu’à un moment ou un autre, nous aurons besoin du soutien des autres pour survivre. Si cette vulnérabilité n’est pas moralement problématique en soit, elle est un fait moral incontournable qui conditionne toutes les relations humaines et qui nous force à mettre sur pied différents mécanismes de protection sociale. Les partisanes de l’approche relationnelle ont quant à elles mobilisé le concept de vulnérabilité-exposition pour souligner le fait que certaines personnes sont en danger, potentiel ou immédiat. Si cet état de fait n’est pas non plus problématique en soi – soit parce certaines personnes méritent d’être en danger à cause de leurs actions, soit parce que les objets ainsi décrits n’ont pas de valeur – il se peut que cette situation exige plus de prudence ou encore qu’elle soit le résultat d’une injustice qui demande une action immédiate. Dans les deux cas, un des concepts de vulnérabilité joue un rôle normatif clé. D’un côté, la reconnaissance de la vulnérabilité-capacité permet de justifier des protections universelles et, de l’autre, la vulnérabilité-exposition de certains exigent des protections plus ciblées. On voit donc qu’une approche réductionniste nous pousse soit dans le paradoxe de la vulnérabilité soit vers une diminution de la portée critique du concept de vulnérabilité. Il faut donc l’abandonner.

L’application du concept à des situations concrètes

Comme nous venons de l’évoquer, le concept de vulnérabilité nous permet de décrire des objets qui peuvent être endommagé ou bien des situations où des objets sont exposés à des événements susceptibles de les endommagés (i.e., des « dangers »)[3]. Dans la plupart des cas, la vulnérabilité-capacité et la vulnérabilité-exposition des personnes génèrent des obligations morales qui relèvent d’un devoir de protection qui peut être général (p.ex., l’État doit supporter un système de santé efficace pour faire face à la vulnérabilité de tout un chacun) ou particulier (p.ex., le tuteur d’un enfant allergique aux arachides doit s’assurer qu’il ne soit pas exposé à des arachides et il doit avoir de l’épinéphrine sur lui en tout temps). Utiliser l’étiquette « vulnérable » (Luna, 2009) pour décrire un groupe ou un individu devient donc un geste politique et il faut veiller à ce que cet étiquetage ne soit ni exclusiviste, ni stigmatisant (Brown, 2011).

Dans les pages qui suivent nous discuterons de la vulnérabilité des personnes incarcérées et des enfants migrants dans un contexte éducatif et nous verrons comment nous pouvons penser la formation numérique à l’aune de cette vulnérabilité. Si cette désignation peut paraître surprenante pour le premier groupe, nous verrons que la vulnérabilité de personnes incarcérées est à la fois ordinaire et extraordinaire en ce qu’elle est exacerbée par des vies difficiles et les circonstances particulières de l’incarcération. Ensuite, nous soulignerons l’importance de reconnaître la vulnérabilité-exposition des enfants migrants tout en évitant d’assimiler celle-ci à une inexorable situation de faiblesse ou de handicap.

Une vulnérabilité (extra)ordinaire : le poids des contraintes carcérales

Les contraintes carcérales sont intrinsèquement liées au principe sécuritaire : une promiscuité et les temps longs passés en cellule, l’absence d’Internet et ses usages illicites (Charnet & Bonu 2021), la reconnaissance de groupes sociaux entraînant différents régimes d’incarcération (les terroristes islamistes, les terroristes corses, les pointeurs…). Elles configurent la vie en détention selon un principe de multi-activités plaçant au même niveau organisationnel, les activités dites essentielles (parloir, promenade, douche, repas) et les activités occupationnelles[4] (sport, éducation, bibliothèque, culture, informatique). Elles entraînent pour les personnes détenues des choix contraints : entre suivre un cours et ainsi faire valoir son droit fondamental d’accès à l’éducation et avoir accès au parloir en famille, par exemple (Alidières 2013). Elles sont aussi des prétextes au discours de « décloisonnement » de la prison qui selon Benguigui et al. (2011), Combessie (2000), Milhaud (2009), désigne un mouvement d’ouverture mais qui, selon Vasseur et Mouesca (2012), montre plutôt que :

« [...] rien ne change dans le fond. Ou que la moindre évolution nécessite un temps fou. On peut prendre n’importe quel aspect du quotidien de la vie carcérale en exemple » (p. 117)

Ce phénomène de tension s’exerce donc de manière ordinaire, quotidienne en prison. Les individus construisent des règles implicites structurantes pour rendre compte des marges de manœuvre possibles par rapport aux règles explicites de l’organisation carcérale. Cette dynamique a comme condition de construire la réalité ordinaire des activités en coopération ou bien en opposition avec les autres. En 1974, Wieder a le premier envisagé le groupe de détenus comme des « participants » s’appropriant le lieu et élaborant des relations multilatérales, et dont les schèmes relationnels relèvent d’un processus de négociation entre les personnes et l’organisation carcérale. Dans son article de 2004, Nina Laurent s’intéresse au groupe « élèves-détenus » en tant que phénomène de co-construction sociale entre une catégorie et l’autre. Il s’agit par conséquent de considérer les personnes détenues non pas comme des personnes vulnérables mais des participants enclins à réagir face à une vulnérabilité ordinaire, celle de l’incarcération pathogène voire mortifère (Chantraine, 2003) à travers la parole et la conduite sociale d’activités. Mais, on le sait, la prison est aussi un environnement qui entraîne l’apparition ou l’accentuation des problèmes de santé mentale et physique et d’autres vulnérabilités exacerbées par les contraintes sécuritaires et l'enfermement. C’est par conséquent un environnement qui créé des vulnérabilités et en même temps qui apporte des réponses concrètes à celles-ci comme l’accès à l’éducation par exemple.

L’activité de formation en prison ou le numérique pas-à-pas 

Le déroulement d’une activité de formation en prison respecte en principe les programmes de l’éducation nationale. Les détenus peuvent suivre des parcours de formation à distance et atteindre pour une petite part d’entre eux le niveau universitaire (environ 2000 personnes par an). Seulement aujourd’hui, les universités et d’autres centres de formation à distance développent des parcours de formation en ligne depuis des plateformes de Learning Management System sur la base de ressources pédagogiques au format numérique (vidéo, modules interactifs, serious game …) ainsi que différentes activités (forum, chat, wiki…). La majorité des parcours de formation numérique intègre des liens hypertextes, renvoi à des lectures disponibles directement sur Internet, propose des activités de communication entre pairs ou des visioconférences. Même si le développement du numérique est en discussion depuis plusieurs années dans les instances pénitentiaires, notamment avec le projet « Numérique En Détention »[5], les ressources et les parcours de formation numérique ne sont pas encore conçus pour être accessibles en prison. Ces (non) usages ne sont pas adaptés aux contraintes carcérales et entraînent donc d’autres formes de vulnérabilité comme celle de la fracture numérique, notion qui décrit les inégalités en termes d’accès et d’usages des technologies de l’information de la communication. Il s’agirait par exemple de privilégier des ressources « embarquées » autrement dit extraites d’Internet avec les autorisations de leurs auteurs pour être ensuite proposées en mode « déconnecté ». Il conviendrait également de créer des parcours de formations numériques incluant les contraintes carcérales (postes informatiques en accès limité, pas de communication avec l’extérieur, nuisances de l’environnement) mais aussi, les personnes ressources.

Car même si la prison est un lieu qui génère plusieurs formes de vulnérabilité, on peut aussi considérer à partir du concept de vulnérabilité-capacité que la ration entre enseignant et détenus devient essentielle. Elle permet la circulation d’une parole dans et en-dehors de la prison et qu’elle éclaire sur un développement adapté des usages des technologies numériques pour la formation.

La relation enseignant-détenu : une situation de vulnérabilité juste

La relation enseignant-détenu en environnement carcéral entraîne un rapport de vulnérabilité dont le principal effet est d’alléger le poids des contraintes. En effet, la venue de personnes (ici les enseignants) « venant de l’extérieur de la prison ». C’est un mouvement complexe à mettre en œuvre car, outre l’autorisation de l’administration pénitentiaire, surgissent des questionnements qui motivent une entrée « volontaire » en prison, l’expérience d’un environnement clos et ultra-sécurisé, l’odeur et la vision des murs délabrés de nombreuses prisons, l’appréhension de sentiments contradictoires lorsqu’il s’agit par exemple de patienter devant une lourde porte jusqu’à son ouverture par un surveillant. Ce mouvement se construit d’une part sur la base d’une vulnérabilité mesurée, acceptée, d’autre part sur sa réception par les personnes détenues. C’est donc un lien significatif qui est aussi perceptible à travers les discours circulants sur le rôle de l’éducation en prison et sur la figure de l’enseignant.

Les missions de l’éducation dans ce cadre participent au développement de formes d’adaptation sociale à l’environnement carcéral et de l’autre, contribue au projet de réinsertion.  Pour la personne détenue, il s’agit d’intégrer un cadre organisationnel différent de celui de la détention : s’engager dans un parcours de formation revêt un caractère formel comme le précise la section 2 du texte de loi pénitentiaire n°2009-1436 :

Toute personne condamnée est tenue d’exercer au moins l’une des activités qui lui est proposée par le chef d’établissement et le directeur du service pénitentiaire d’insertion et de probation dès lors qu’elle a pour finalité la réinsertion de l’intéressé et est adaptée à son âge, à ses capacités, à son handicap et à sa personnalité.

D’après le corpus d’enregistrements audiovisuels réalisé par Alidières et Bonu en 2009, les cours ou encore les ateliers en prison sont autant d’interactions pédagogiques et sociales qui rendent compte d’une connaissance partagée de cet environnement et donc d’une façon d’agir sur lui. En particulier, l’analyse des interactions entre le groupe « étudiant-détenu » et l’enseignant montre notamment comment, à chaque phase d’ouverture du cours, les détenus parlent de leurs problèmes en détention ou encore comment ils se représentent la figure enseignante (figure d’autorité mais aussi de guide). Aussi, cette relation enseignant-détenu est-elle caractérisée par la prise en compte des tensions entre pratiques sécuritaires de la détention et pratiques pédagogiques, et c’est bien là, une forme d’exercice de la vulnérabilité.

Pour illustrer cela, nous développons notre propos à partir de plusieurs observations ethnographiques de cours (Alidières 2013). Elles montrent en effet en quoi l’aide de l’enseignant est souvent sollicitée pour tendre vers la résolution d’un problème. Cette phase laisse place ensuite à celle d’introduction du cours. Ce moment de basculement est assez révélateur d’une parole qui est intégrée au flot continu des activités en prison et fait de la prison, une expérience ou comment elle implique de réfléchir à la position à tenir et à la relation à construire :

«  Les réponses que tout un chacun fabriquera seront orientées par des principes et des valeurs personnels, des éléments biographiques et historiques, des pratiques culturelles et organisationnelles issues de leur propre expérience à l’égard de l’institution et du terrain rencontré […] nous sommes en présence de personnes qui, par leur trajectoire biographique et évènementielle, ont mis en échec pour une large majorité, l’ensemble des dispositifs sociaux, sanitaires, judiciaires, scolaires que la société civile pouvait/avait à leur proposer. Il s’agit donc à nouveau de tels dispositifs mais de façon adaptée à la population concernée » (Escande, 2007, p.7)

Dans cette même veine, les études anthropologiques de Le Caisne (2000) et Kalinsky (2004) montrent en quoi les multiples activités de la détention y compris l’enseignement, permettent une fragmentation de l’espace et des publics et donc l’intégration de codes et valeurs spécifiques à cet environnement. La relation enseignant-détenu a ses propres règles qui sont mises en œuvre dans des salles de classe, un espace où peu de surveillants interviennent.

Concernant l’enseignement en prison, on peut recenser les travaux de Blanc (2005), Fébrer (2011), Siméon (2012) ou encore Chevandier (2012), tous d’anciens enseignants qui questionnent à partir de leur vécu professionnel, les pratiques, les logiques, les habitudes qui ont cours en prison et élaborent ce que nous appellerons des savoirs expérientiels. Ou comment cette parole restituée en dehors de la prison renvoie à la nécessité de partager un vécu pour en accroître la connaissance critique. Et de fait peut permettre de penser des usages numériques et technologiques adaptés à la formation en prison. Dans cet ordre d’idée, nous proposons à présent d’interroger le rapport qu’entretiennent les enfants migrants avec les technologies et le numérique, pour leur apprentissage.

Reconnaître la vulnérabilité des publics migrants pour susciter l’engagement et l’action

En ce qui concerne les publics migrants avec lesquels nous travaillons depuis une vingtaine d’années dans les écoles et plus récemment dans les associations (Auger 2022), on peut constater une certaine vulnérabilité chez ces personnes puisqu’elles ne parlent pas encore (voir n’écrivent pas encore) dans la langue de scolarisation (le français). Elles sont donc exposées à un ensemble de risques conséquents, qui sont exacerbés par le fait que les enseignants sont rarement formés à enseigner à des publics qui ne connaissent pas le français, une expertise souvent limitée aux dispositifs dédiés de scolarisation en français langue seconde, à mi-temps, dans certaines écoles (Unité Pédagogique pour Elèves Allophones Arrivants). Par ailleurs, même si l’école accueille les enfants migrants quel que soit le statut des parents, le fait que la famille soit en situation irrégulière expose les jeunes élèves à des événements qui pourraient perturber leur parcours scolaire, sans compter les conditions de vie précaire (hôtels, squats), les situations de santé difficiles, etc. Autrement dit, même si l’on peut supposer que ces enfants sont généralement bien portants et qu’ils ne sont pas vulnérables en soi, force est de constater qu’ils sont exposés à des risques et difficultés auxquels les autres élèves ne sont pas aussi largement exposés.

Ce tableau brossé à grand trait montre qu’il est important de reconnaître les vulnérabilités-exposition de ces publics pour inciter les écoles et les pouvoirs publics à les soutenir dans leur arrivée en France sur les différents plans de l’inclusion dans la société française et plus spécifiquement dans leur scolarisation. C’est la raison pour laquelle, si l’on doit répondre à la question philosophique de savoir si l’on doit « éliminer la notion de vulnérabilité », on comprend que dans ce cas de figure, cette reconnaissance est importante pour favoriser l’accueil de ces populations et reconnaître leurs difficultés. La reconnaissance de la vulnérabilité de ces publics permet d’engager la communauté scolaire à développer des moyens spécifiques pour inclure cette population d’élève. L’objectif, comme nous allons le développer, est davantage de trouver les moyens de soutenir cette inclusion, dont le numérique fait partie. Une fois que l’élève a développé des compétences de la classe d’âge de ses camarades en français et dans les disciplines, il est important de ne pas exacerber une vulnérabilité intrinsèque tout au long de la vie. Car, finalement, cette sur-différenciation pédagogique aboutirait à considérer l’élève allophone non comme un élève avant tout, mais comme un élève avant tout différent et vulnérable, représentation que renforce aussi l’histoire des textes officiels concernant leur scolarisation.   

La vulnérabilité du côté des textes officiels : de l’altérité à l’inclusion en passant par le handicap

À l’analyse des textes officiels de l'Éducation nationale (Varro, 1997, Auger 2010, Galligani 2012), on observe que d'abord, ces élèves étaient considérés comme « étrangers » dans les premières circulaires, puis ensuite « migrants », puis considérés comme en absence de langues du territoire donc « non francophones ». Maintenant, on les appelle « allophones ». Ces dénominations finalement, rejettent toujours le migrant dans une catégorie de l’altérité. Cette altérité peut déboucher sur des inégalités de traitement et à des risques qui amplifient leur vulnérabilité (classes fermées jusqu’en 2002 par exemple, ce qui n’est pas sans renvoyer au public en prison). Les chercheurs en sciences du langage et en didactique des langues préfèrent le terme « plurilingue » qui peut s’appliquer à tout élève qui apprend des langues et inclus ainsi les élèves migrants, qui connaissent d’autres langues. Au-delà de la vulnérabilité dont on tient compte par rapport à des inégalités de traitement scolaire, c'est cette possibilité de se construire avec des ressources et des potentialités déjà-là qui est à valoriser. Dans les textes officiels, l’inégalité de traitement est combattue par les textes officiels par l’obligation d’accueil scolaire des enfants migrants depuis la moitié du XXème siècle puis par une pédagogie de l’inclusion depuis 2014, d’abord pour les enfants en situation de handicap et par là-même des enfants migrants. Cependant, ces deux publics sont souvent amalgamés dans les textes, ce qui peut constituer une vulnérabilité supplémentaire pour les élèves. En effet, si ses compétences en français sont encore en développement, un élève migrant n'est pas en situation de handicap. Par exemple, l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l'éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés propose des formations aux enseignants pour les élèves en situation de handicap, mais aussi pour les élèves migrants, ce qui, à mon sens, ajoute de la vulnérabilité et un statut de « handicap », là où il y a simplement une problématique d’apprentissage des langues. Cette brève analyse des textes officiels au fil du temps montre combien comment la gestion de vulnérabilité comme capacité, que l’on tient pour acquise pour les personnes en situation de handicap peut créer de la vulnérabilité comme exposition chez des publics qui ont l'étiquette, comme les publics migrants, de « publics vulnérables ».

Le numérique : une « différenciation pédagogique » qui génère d’autres vulnérabilités ?

A ce stade, il s’avère qu’il peut y avoir des effets contre-productifs à cette reconnaissance de la vulnérabilité des élèves migrants pour différentes raisons, notamment si la notion de « handicap » est trop présente dans les imaginaires des enseignants. Certains enseignants font preuve de trop d’empathie envers un public et n’osent pas ou ne pensent pas pouvoir aboutir aux objectifs des programmes (Auger 2010). Pour certains, le numérique est LA solution à envisager pour prendre répondre à la vulnérabilité des publics en français. Tout se passe comme si le numérique allait se substituer à l’enseignant. Ainsi, on équipe les jeunes de tablettes ou on les autorise à utiliser leur téléphone pour faire d’autres activités que leurs camarades pendant la séance. Cependant, il y a plusieurs effets contre-productifs si l’on n’y prend pas garde. D’abord, la tablette n’est pas réellement utilisée pour mettre en œuvre de la différenciation pédagogique, c’est-à-dire faire un exercice sur le même thème que la leçon en proposant des adaptations, par exemple en langue (traduction en français) ou des explications plus approfondies sur le contenu du cours. La tablette a davantage une vertu occupationnelle. L’élève ne fait pas rien au fond de la classe, il « travaille ». Seulement, si l’activité ne correspond pas aux objectifs du cours, le jeune va encore accumuler du retard par rapport aux connaissances visées. Par ailleurs, comme l’a aussi souligné Lucie Alidières, le lien entre l’élève et l’enseignant et entre les élèves entre eux finit par être distendu par le manque de communication et les travaux latéraux des élèves allophones qui n’ont plus grand-chose à voir avec le déroulé du cours. Cette pseudo-différenciation pédagogique entrave finalement aussi la construction d’une communauté d'apprentissage dans la salle de classe dont les élèves allophones seraient pleinement partie prenante.

Le numérique pendant la pandémie… réflexion sur le numérique en dehors de l’école

La pandémie a également permis une prise de conscience concernant la vulnérabilité des familles migrantes concernant le numérique, notamment lors de la mise en œuvre du projet Sirius Education et Migration, financé par la Commission européenne dont l’objectif est de comprendre comment soutenir les familles dans le domaine de l'éducation, en particulier pour palier leurs difficultés dans la compréhension du français. Dans l’académie de Montpellier, les devoirs, les notes, les messages d’information à partir du second degré, sont transmis par une application numérique qui ne facilite pas l’inclusion des familles, ni le soutien des parents aux enfants.

Pendant le confinement, cette transmission des devoirs et informations a également touché le premier degré. Tous les parents qui n'étaient pas équipés en téléphone, en connexion internet se sont trouvés exposées à de nombreux risques. Bon nombre de scolarités ont été interrompues en raison du numérique. Dans nos enquêtes, nous voyons que ces différents niveaux de difficulté peuvent être rencontrés par nos publics et les rendre vulnérable. Il ne suffit pas d’équiper les familles pour les rendre moins vulnérable. Même si cette étape est nécessaire, elle n’est pas suffisante. La fracture peut venir de l’usage (de la compétence en français par exemple), et de l’efficacité, variable d’une famille à l’autre (de nombreux enfants jouent les médiateurs et permettent d’aider leurs parents à développer cette efficacité ou la supplée). In fine, les apprentissages seront très variables d’une famille à l’autre puisque l'accès différencié aux TIC - soit par inégalités de connaissance ou inégalités de ressources - exposent de nombreuses familles à des risques significatifs dans la prestation des services d'enseignement.

De la vulnérabilité à la mobilisation des ressources de la classe et en famille

Notre parti-pris de recherche consiste donc à aider à construire des espaces classes et familiaux où l’apprentissage, la mobilisation de toutes les ressources disponibles (dont langagières et expérientiels) va permettre de réduire les vulnérabilités identifiées. Ainsi, dans les classes, les élèves migrants ont des ressources intéressantes à partager : d’autres langues, d’autres expériences de systèmes éducatifs utiles aux autres élèves dont les parents valorisent par ailleurs l’ouverture à l’international. Les élèves avancés en français peuvent aider leurs camarades plus débutants en français. De nombreuses études et ouvrages développent ces aspects (MALEDIVE[6], Auger et Pichon 2021). De fait, finalement, on envisage la communauté d’apprentissage, en classe ou en famille (où on a montré que les enfants sont souvent médiateurs des parents, en langue et en numérique) comme un lieu sécurisé où chacun est potentiellement vulnérable mais peut apprendre de l’autre. Comme dans le projet de F. Miquel[7] « Ces élèves qui nous élèvent », tout le monde apprend, même les enseignants. Les enseignants qui sont des « maitres », ont parfois du mal à reconnaitre leur propre vulnérabilité, mais elle est nécessaire pour se questionner, rencontrer l’autre et répondre à ses besoins.

En guise de discussion : de la vulnérabilité à l’empowerment ?

Quelles leçons tirer de la discussion qui précède à l’aune de la formation numérique ? Premièrement, elle nous force à prendre un pas de recul devant les discours qui promeuvent l’utilisation des technologies numériques dans la formation des « plus vulnérables ». Notre discussion montre bien que l’identité des « publics identifiés comme  vulnérables » est loin d’être évidente et que, de toute façon, les personnes ainsi étiquetées ne constitueront jamais un groupe homogène. S’il est certainement légitime de vouloir améliorer l’accès à la formation à l’aide des technologies numériques, il faut d’abord comprendre la nature et les sources de la vulnérabilité des populations visées pour bien opérationnaliser l’implémentation de ces technologies et éviter une nouvelle marginalisation par le numérique (on équipe pour exclure la personne du groupe « ordinaire »). Ensuite, elle permet de constater que la vulnérabilité ne se réduit pas à cette chose vaguement inquiétante qu’il faut éviter à tout prix. Si les approches relationnelles mettent effectivement en lumière les manifestations les plus problématiques de la vulnérabilité, les approches ontologiques soulignent les dimensions profondément humaines de la vulnérabilité, qui donnent un sens et une profondeur phénoménale aux relations interpersonnelles. C’est pour cette raison, encore une fois, qu’il faut prendre du recul avant de réagir aux appels à la vulnérabilité.

Dans cet article, l’exemple des personnes incarcérées et migrantes correspondent certainement à des catégories de personnes vulnérables. Il faut sans doute les protéger ou, à tout le moins, considérer leurs intérêts avec prudence et attention. De plus, nous savons que l’éducation permet de diminuer certaines formes de vulnérabilités pour ces populations. Mais est-ce que toutes ces personnes sont également vulnérables et comment devons-nous répondre à leur vulnérabilité particulière ? Or, comme les autres groupes dits vulnérables, les personnes incarcérées ou migrantes constituent des groupes hétérogènes et les sources de leur vulnérabilité sont complexes et diverses.

On peut aussi se demander si les technologies numériques sont la meilleure façon d’améliorer les services d’éducation en milieu carcéral ou à l’école et si l’on doit ou si l’on peut éliminer la vulnérabilité dans ce contexte. Sur cette question, examinons à tour de rôle un argument pour les technologies numériques et un contre-argument. Si l’on tient pour acquis que les technologies numériques améliorent l’accès à l’éducation, on peut penser que, toutes choses étant égales par ailleurs, il faudrait promouvoir l’accès à ces technologies, en particulier pour les personnes incarcérées et migrantes. L’environnement carcéral est sous-tension et la présence en classe expose les étudiants et les enseignants à plusieurs risques. La technologie pourrait donc améliorer l’accès et diminuer cette exposition. Toutefois, sachant que le contact et le lien significatif entre l’enseignant et l’apprenant font partie intégrante de la relation andragogique ; sachant aussi que l’utilisation des technologies peut diminuer les contacts et les liens significatifs entre l’apprenant et l’enseignant, on peut se questionner sur la pertinence d’utiliser des outils pédagogiques qui peuvent paraître suboptimaux. De la même manière, l’environnement scolaire peut mettre les jeunes migrants en situation de vulnérabilité, notamment parce qu’ils ont peu ou pas de compréhension de la langue de scolarisation. Les enseignants, souvent peu formés à l’accueil de ces publics, peuvent aussi se sentir vulnérables car peu compétents dans l’aide à pourvoir à leurs élèves. Des technologies pourraient sans doute améliorer l’accès à des documents multilingues par exemple et diminuer ainsi cette exposition au risque de ne pas comprendre les cours et permettre de mettre en place la différenciation pédagogique. Cependant, comme dans le cas de l’utilisation de la technologie en milieu carcéral, le lien entre l’enseignant et l’apprenant peut être amoindri par l’usage continuel du numérique et ne pas motiver l’enseignant à se former aux approches spécifiques de l’inclusion des publics migrants dans ses classes. Même si la technologie permet d’améliorer l’accès à l’éducation des personnes incarcérées ou migrantes, il faut donc être prudent, a fortiori parce qu’il s’agit de populations vulnérables. Autrement dit, il ne faudrait pas que la vulnérabilité devienne un prétexte pour imposer des méthodes pédagogiques mal adaptées aux besoins des apprenants.

On peut aussi penser que la vulnérabilité est nécessaire à l’apprentissage. Il faut en effet reconnaître sa propre vulnérabilité, voire se placer en situation de vulnérabilité, pour apprendre ou pour évoluer. De plus, la relation entre l’apprenant et l’enseignant génère toujours certaines vulnérabilités. La proximité, voire l’intimité, de cette relation contribue aux processus pédagogiques et andragogiques. Or cette proximité génère ou amplifie certaines vulnérabilités. Cependant, l’élimination de la vulnérabilité ne peut pas être un objectif. Il faut plutôt reconnaître la vulnérabilité de tous et savoir distinguer les situations de vulnérabilité qui sont aussi inévitables que génératives de celles qui sont évitables, différenciées, arbitraires ou injustes.

Enfin, cette approche peut renvoyer aux études sur l’empowerment. « L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu’un processus. » (Bacquet, Biewener 2013)[8]. Celles-ci nous laissent penser que les personnes ne sont pas que vulnérables mais enclins à réagir face à une situation de sorte à les impliquer dans une réflexion sur le développement adapté des usages des technologies numériques pour la formation.  

Évidemment, il y a quelque chose de libérateur dans l’idée que tout le monde est vulnérable. Il n’y a alors plus de honte à reconnaitre sa propre vulnérabilité. Cependant, l’approche de l’empowerment permet aussi d’aller au-delà d’un certain fatalisme qui peut se dégager de cette idée et qui est rejeté par l’approche de la vulnérabilité relationnelle. En effet, les partisans de cette approche ont tous en commun la conviction que certaines manifestations de la vulnérabilité sont « problématiques » ou injustes et que les personnes qui font face à ces situations peuvent non seulement être aidées ou protégées ; elles peuvent être « empowered » et revendiquer elles-mêmes les réponses qui leur conviennent. Si tant est que les personnes incarcérées et les personnes migrantes constituent des populations vulnérables et si tant est que nous avons de bonnes raisons de croire que les technologies numériques peuvent contribuer à leur formation et à une meilleure insertion sociale pour ces personnes, il ne faudra jamais oublier que ces personnes ont droit à une éducation pleine et entière et que leurs intérêts devront toujours être au cœur des décisions sur l’utilisation des technologies numériques en contexte de formation.

 

 

Bibliographie

Alidières, L. (2013). Interactions et pratiques d’un processus d’innovation pédagogique en environnement carcéral. Thèse de doctorat. Université Paul-Valéry, Montpellier.  

Armstrong, F. (2017). An Extrinsic Dispositional Account of Vulnerability. Les ateliers de l’éthique/The Ethics Forum, 12 (23), 180204.

Auger, N. (2010). Elèves Nouvellement Arrivés en France. Réalités et perspectives en classe. Editions des Archives Contemporaines.

Auger, N. De « Comparons nos langues » (2003) à « Suivez le guide ! » (2021). Parcours de recherche en langues sur près de 20 ans, à l’école et en famille. Langues de l’école et langues des familles. De la langue de scolarisation au plurilinguisme sociétal, Le Langage et l’Homme, L’Harmattan.

Auger, N., Le Pichon, E. (2021). Défis et richesses des classes multilingues. Construire des ponts entre les cultures. ESF.

Bacqué, M-H., Biewener, C. (2013). L'empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? Idées économiques et sociales, (N° 173), 25-32

Benguigui, G., Guilbaud F., Malochet G. (2011). Prisons sous tensions. Champ social, « Questions de société », ISBN : 9782353711192. URL : https://www.cairn.info/prisons-sous-tensions--9782353711192.htm

Blanc, J-M. (2005). Enseigner en prison : d’un exercice exigeant à une authentique gageure, Thèse de doctorat, Université Lyon II.

Brown, K. (2011). ‘Vulnerability’: Handle with Care. Ethics and Social Welfare, 5 (3), 313321.

Butler, J. (2012). Precarious life, vulnerability, and the ethics of cohabitation. Journal of Speculative Philosophy, 26(2), 134151.

Caisne Le, L. (2000). Prison : une ethnologue en centrale. Odile Jacob

Charnet, C., Bonu,B. (2021). La médiatisation de lieux interdits de tournage. Communication [En ligne], Vol. 38/2,2021.

Chevandier, C. (2012). Leçons à Fresnes, leçons de Fresnes. Un enseignement universitaire en prison. In P. V. Tournier, (dir.) Dialectique carcérale, Paris, L’Harmattan.

CIOMS. (2004). International Ethical Guidelines for Health-Related Research Involving Human subjects (3e éd.). Council for International Organizations of Medical Sciences.

CIOMS. (2016). International Ethical Guidelines for Health-Related Research Involving Human subjects (4e éd.). Council for International Organizations of Medical Sciences.

Combessie, P. (2000). Ouverture des prisons... Jusqu’à quel point ? In Veil C. et Lhuilier D. (eds) La prison en changement. Erès, 69-99.

European Commission. (s.d.). Vulnerable person. Glossary - Migration and Home Affairs - European Commission. Consulté 12 janvier 2022, à l’adresse https://ec.europa.eu/home-affairs/pages/glossary/vulnerable-person_en

Fébrer, M. (2011). Enseigner en prison : le paradoxe de la liberté pédagogique dans un univers clos. L'Harmattan.

Fineman, M. A. (2004). The autonomy myth: A theory of dependency. New Press.

Fineman, M. A. (2008). The vulnerable subject: Anchoring equality in the human condition. Yale Journal of Law & Feminism, 20 (1), 840.

Galligani, S. (2012). Regards croisés sur les enfants venus d’ailleurs et scolarisés en France. Les langues des enfants ‘issus de l’immigration’ dans le champ éducatif français, Les Cahiers du GEPE. N°4. Ed. Huck. disponible sur Internet <http://www.cahiersdugepe.fr/index.php?id=2314>

Garrau, M. (2018). Politiques de la vulnérabilité. Cnrs.

Garrau, M. (À paraître). Entre protection et reconnaissance: Vers une politique de la vulnérabilité. In N/A. Presses de l’Université Laval.

Goodin, R. E. (1985). Protecting the Vulnerable: A Re-Analysis of our Social Responsibilities. University of Chicago Press.

Hamrouni, N. (2016). Ordinary Vulnerability, Institutional Androgyny, and Gender Justice. In C. Straehle (Éd.), Vulnerability, Autonomy, and Applied Ethics. Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315647418-9

Kalinsky, B. (2004). L'anthropologie sociale dans les contextes de recherche fragiles. In Revue internationale des sciences sociales, 1 (179), 171-188.

Kittay, E. F. (1999). Love’s labor: Essays on women, equality, and dependency. Routledge.

Kottow, M. H. (2003). The Vulnerable and the Susceptible. Bioethics, 17 (56), 460471. https://doi.org/10.1111/1467-8519.00361

Laurent, N., (2004). Du désir au refus de vivre ensemble en prison : approche ethnométhodologique d’un groupe de détenus dans un cours de philosophie in Labo EMC (éd.). Ethnologie(s) en herbe, Vol. 16.

Levine, C., Faden, R., Grady, C., Hammerschmidt, D., Eckenwiler, L., & Sugarman, J. (2004). The Limitations of “Vulnerability” as a Protection for Human Research Participants. The American Journal of Bioethics, 4 (3), 4449. https://doi.org/10.1080/15265160490497083

Luna, F. (2009). Elucidating the concept of vulnerability: Layers not labels. International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, 2 (1), 121139.

Mackenzie, C., Rogers, W., & Dodds, S. (Éds.). (2013). What Is Vulnerability, and Why Does It Matter for Moral Theory? In Vulnerability: New Essays in Ethics and Feminist Philosophy  (126). Oxford University Press.

Martin, A. K., Tavaglione, N., & Hurst, S. (2014). Resolving the Conflict: Clarifying Vulnerability in Health Care Ethics. Kennedy Institute of Ethics Journal, 24 (1), 5172. https://doi.org/10.1353/ken.2014.0005

MILHAUD, Olivier, 2009. Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace. Thèse de doctorat, Université Bordeaux III.

NCPHS. (1979). The Belmont Report. Ethical principles and guidelines for the protection of human subjects of research. The Journal of the American College of Dentists, 81 (3), 413.

Office for Human Research Protections. (2001). Institutional Review Board Guidebook. U.S. Department of Health and Human Services.

Siméon, A. (2012). Profs chez les taulards. Paris : Glyphe.

Tavaglione, N., Martin, A. K., Mezger, N., Durieux-Paillard, S., François, A., Jackson, Y., & Hurst, S. A. (2015). Fleshing Out Vulnerability. Bioethics, 29(2), 98107. https://doi.org/10.1111/bioe.12065

Varro, G. (1997). Les élèves "étrangers" dans les discours des institutions et des instituteurs. Langage & société. 73-99. https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1997_num_80_1_2783

Vasseur, V., Mouesca, G. (2011). La prison doit changer, la prison va changer, avait-il dit. Flammarion.

Vrousalis, N. (2013). Exploitation, vulnerability, and social domination. Philosophy & Public Affairs, 41 (2), 131157.

Wieder, D. L. (1974). Language and Social Reality : The case of Telling the Convict Code. The Hague : Mouton [reprinted, 1988, by University Press of America]

Wrigley, A. (2015). An Eliminativist Approach to Vulnerability. Bioethics, 29 (7), 478487.

 

 

 

[1] À partir de 1932, des chercheurs de l’Université de Tuskegee au Tenessee ont mené une étude sur le développement de la syphilis chez des personnes qui n’étaient pas traitées pour la maladie. Ils ont ainsi recruté 400 hommes afro-américains, dont 199 étaient atteint de la maladie sans le savoir, en leur promettant un accès à des soins médicaux. Bien que ces hommes aient bel et bien reçu des soins auxquelles ils n’auraient pas eu accès autrement, aucun n’a été traité pour la syphilis. L’étude s’est terminée en 1972, alors que plus de 100 participants étaient déjà morts de la syphilis ou d’une complication liée à celle-ci et ce même si le traitement à la pénicilline était connu et accessible depuis 1947. L’affaire a fait grand bruit à l’époque et est désormais connue comme l’un des cas les plus célèbres de violation des principes de l’éthique en sciences biomédicales, notamment à cause des violations du principe du consentement libre et éclairé.

[2] On pourrait aussi diminuer sa vulnérabilité-exposition en agissant sur ses circonstances, par exemple en lui permettant de prendre congé.

[3] L’utilisation du terme « objet » peut choquer certaines personnes. Nous voulons simplement utiliser le terme le plus général possible pour désigner toutes les choses qui ont une certaine valeur morale et qui peuvent être qualifiées de vulnérable. Cela inclut les personnes humaines, les animaux non humains, les institutions, les infrastructures, etc. Évidemment, cela ne veut pas dire que la vulnérabilité d’un pont est moralement équivalente à la vulnérabilité d’une personne âgée.

[4] On renvoi plus bas dans l’article à l’examen de Nathalie Auger concernant l’utilisation des tablettes chez les enfants migrants scolarisés

[5] https://oip.org/analyse/numerique-en-detention-vers-de-petites-ameliorations-pour-les-detenus/

[6] https://maledive.ecml.at/Home/tabid/3598/language/fr-FR/Default.aspx

[7] https://www.ac-montpellier.fr/ces-eleves-qui-nous-elevent-123032

[8] https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-3-page-25.htm

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Retour sur une thèse de doctorat

Laurine Dalle

Dans chaque numéro, LHUMAINE propose à un jeune Docteur de l’Unité de Recherche L H U M A I N de faire connaître son travail de thèse à travers un article global dont le principal objectif est de valoriser ce travail doctoral. Pour ce premier numéro, Laurine Dalle, qui a soutenu en 2020, présente le fruit de sa réflexion.

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.