Contexte
Nous avons situé notre recherche dans le contexte colombien, pays très attaché à ce média. «La radio est, sans aucun doute, un des médias les plus enracinés populairement et un des moyens de cohésion le plus important dans un pays si hétérogène comme la Colombie » (Valencia Rincón, 2009, p. 91). De plus, la population colombienne est constituée de couches sociales différentes, où l’inégalité d’accès à l’éducation et de consommation culturelle est fortement présente. Cette caractéristique justifie, alors, l’existence d’un public varié avec des intérêts et des préoccupations multiples voire opposées. Pour notre étude, nous avons choisi le cas d’une station de radio privée, nommée : Caracol Radio, qui existe depuis plus de six décennies. Dans sa grille des programmes, nous avons choisi celui qui est informatif : la matinale « 6AM Hoy por hoy ». Il est, selon les études d’audimat, un des programmes de radio le plus écouté au niveau national, ce qui lui confère une place significative dans le panorama médiatique national ; il est de plus le plus ancien de la chaîne puisqu’il est à l’antenne depuis quarante-trois ans. Enfin, il est écouté par les différentes couches sociales et dans les différentes régions du pays, ce qui reflète son bon accueil dans le grand spectre du public colombien.
De la sorte, la recherche s’est centrée sur l’étape de production et le discours même du produit radiophonique, ayant comme objectif :
Identifier les procédés discursifs mis en place pour susciter de la proximité avec l’auditoire au sein du programme informatif de la Matinale « 6 AM Hoy por hoy » de la chaîne colombienne Caracol Radio, de la production à la diffusion.
Nous avons analysé ainsi les pratiques journalistiques en coulisses et en studio pour arriver à la fabrication du produit médiatique c’est-à-dire à la matérialisation discursive.
Corpus et méthodologie
Notre corpus est issu de trois campagnes d’observation participante d’une durée d’un mois chacune, en mars et en juillet 2016 et en août 2017 au sein de la chaîne de radio privée Caracol Radio au siège de Bogotá. C’est un corpus hétérogène constitué : des enregistrements audiovisuels en studio, en régie et lors du conseil de rédaction ; des replays de l’émission téléchargés et des replays vidéo de l’émission diffusée à la télévision ; d’un corpus visuel composé des scripts, des captures d’écran d’échanges entre les journalistes et l’équipe de production, pour la partie coulisses et des captures d’écran des publications Instagram et du site web pour la partie publique, et enfin des entretiens réalisés par nos soins aux acteurs médiatiques de l’émission.
Étant donné la nature multimodale de notre corpus et sa taille significative, nous avons fait des choix tant lors de la période de récolte comme lors de l’analyse. Nous avons réalisé un travail de catégorisation afin d’établir des collections, pour reprendre les termes de Schegloff (1993), des procédures les plus employées. Le choix de ces éléments était structuré par des séquences, c’est-à-dire que nous n’avons pas choisi des unités linguistiques isolées, mais des séquences conversationnelles entières, délimitées majoritairement par le formatage médiatique. Ces séquences ont été transcrites suivant la convention ICOR 2013, avec une attention particulière portée aux traits de l’oralité et à la multimodalité.
Cette manière de traiter le corpus forme une triangulation entre le discours entendu par l’auditoire, le processus de construction hors antenne et le point de vue même des acteurs médiatiques. Cette triangulation entre en cohérence avec l’ethnométhodologie et la praxéologie mais aussi avec l’ancrage théorique.
Cadre conceptuel
Nous proposons une approche interactionnelle qui englobe l’analyse du discours, l’analyse conversationnelle et la linguistique interactionnelle. Cet agencement représente à nos yeux une continuité de la logique de traitement du corpus.
En effet, l’analyse du discours nous donne les outils pour appréhender le discours radiophonique, son format et sa constitution. L’analyse conversationnelle, quant à elle, nous permet d’entrer dans le détail de la séquentialité de cette construction pour saisir à travers les unités micro langagières un mode de fonctionnement rattaché aux actions et logiques même des acteurs producteurs, avec la prise en compte aussi des caractéristiques de l’interaction institutionnelle. La linguistique interactionnelle : au carrefour des deux précédentes spécialités, met la focale sur la production du sens au sein de la dynamique des échanges. Elle donne les outils pour inscrire la séquentialité de l’échange conversationnel dans ce contexte médiatique. Contexte où le discours est mobilisé et coconstruit en permanence, en prenant en compte le destinataire ultime : l’auditoire. En d’autres termes, c’est l’étude du discours radiophonique in situ que cette articulation des approches propose.
Une perspective interdisciplinaire, ou plus exactement, d’emblée pluridisciplinaire, a été favorisée, permettant d’intégrer le façonnement de la réception dès la production, proposé par Quéré (1996) au sein de la sociologie et particulièrement de l’ethnométhodologie. Enrichie aussi par l’approche praxéologique où les praxis sont les déclencheurs, les raisons et les conséquences même des interactions, c’est cet inter-influence entre les praxis des acteurs et leurs discours, les praxis des autres participants et les premières, et les praxis professionnels et les enjeux médiatiques qui constituent et conditionnent la production du discours.
La dimension langagière de la production radiophonique se trouve inscrite dans des cours d’action de préparation et de diffusion médiatique, mais aussi dans des enjeux de stratégie discursive à dimension sociale, ratifiant ainsi le pont entre les fonctionnements micro-langagiers et macrosociaux. La proximité dans ce contexte médiatique constitue en elle-même une praxis, plus ou moins consciente chez les acteurs, mais qui traverse la construction et l’énonciation du discours radiophonique. Elle fait part des intentions mobilisées, affichées et actualisées, selon les termes praxématiques, par les journalistes. Cette actualisation opère tant du point de vue verbal que vocal, car la complémentarité entre ces deux dimensions est fondamentale. C’est la dimension vocale qui va faire vivre le discours, et qui, selon les termes de Burger & Auchlin (2007), constitue une donnée d’expérienciation, participant même de la construction de sens, avec et pour le public.
Cette proximité implique en elle-même une proximité physique, géographique, mais aussi sociale, ce qui inclut une proximité culturelle voire affective. Et c’est toutes ces dimensions de la notion que le discours mobilisé par 6 AM Hoy por hoy vise à convoquer.
Résultats d’analyse
Dans le monde médiatique, en raison de la nature et la logique même de son fonctionnement, il n’est pas possible de séparer d’une manière drastique les actions obéissant exclusivement à la professionnalité journalistique, et les autres visant à créer un lien avec le public, étant donné que tout média nécessite une audience pour exister. Cependant, afin de les étudier et les analyser nous proposons deux catégories de procédés participant de la construction de proximité avec l’auditoire. Dans la première, nous plaçons des actions se trouvant au carrefour entre « proximisation » (Fastrez & Meyer, 1999) et professionnalisme. Parmi elles :
· Le discours à visée pédagogique, où l’objectif primaire de médiation d’un média se trouve explicite.
· Le simulacre conversationnel, qui vise, selon la nature même du broadcast talk (Hutchby), à ressembler le plus possible à la conversation ordinaire, tout en ayant des caractéristiques de l’interaction institutionnelle.
· L’adaptation à un média hybride, affichant ainsi une évolution qui suit celle de la société elle-même.
· L’allusion et l’adresse directe aux auditeurs ; dont l’objectif est de maintenir l’attention de l’instance de réception.
Dans la deuxième catégorie se trouvent les procédés qui mettent en évidence clairement la volonté de construire la proximité. Ces derniers correspondent plus spécifiquement au style développé par l’émission, objet d’étude. Parmi eux :
· La subjectivité, dont la théorie journalistique prône la volonté générale de ne pas y avoir recours, mais dont la présence est perceptible dans la présentation même des informations.
· L’appel à l’identification, où les journalistes mobilisent le partage des expériences, l’identification socioculturelle et la dimension communautaire.
· L’adresse en « usted », pronom employé pour désigner un destinataire ambigu qui favorise une inclusion non assumée explicitement de l’auditoire.
· Le fonctionnement hiérarchique interne, perceptible grâce à la période d’immersion mais qui à l’antenne est inexistant pour l’auditoire.
· L’inclusion affichée, projette une identification culturelle de la population, prenant en compte les différentes régions et couches sociales du pays.
Ces procédures présentées d’une manière isolée opèrent en filigrane dans l’émission. C’est leur croisement qui permet d’atteindre la fin visée et qui a été observé dans les séquences interactionnelles étudiées. Ainsi dans notre thèse, l’analyse se focalise sur les séquences choisies des collections mais également sur les paroles des acteurs, les procédures de fonctionnement interne et l’analyse des particularités prosodiques, en cohérence avec le travail de triangulation entre le discours diffusé par le programme, les actions de formatage de la réception et les intentions manifestes. Il s’agit une fois de plus de mettre en évidence les liens opérés entres les disciplines convoquées.
Retombées applicatives
Quant aux apports de cette recherche, nous proposons de les présenter selon les divers champs qu’elle vise à impacter :
· Dans l’étude des médias : nous avons constaté que la proximité constitue un des outils permettant d’asseoir la professionnalité comme savoir-faire journalistique. Que cela soit verbalisé dans des manuels de journalisme ou présenté comme une pratique innée au métier appris empiriquement elle fait partie des praxis des acteurs médiatiques.
· Dans l’étude du discours radiophonique : nous avons mis en lumière la construction émergente du discours mais aussi la projection des aspects relationnels à travers son élaboration et son énonciation. De plus, cette recherche nous a permis de valider l’importance d’étudier le discours médiatique dès la production, par l’enquête de terrain et non seulement comme un discours diffusé.
· Dans l’étude des données : nous visons à contribuer à la réflexion autour du traitement de corpus multimodaux avec l’enjeu particulier de la présence des doubles discours en simultané.
Axes de recherche
Reconnaissant que ce travail représente une première étape, toujours en construction, nous avons identifié trois pistes potentielles dans le domaine de la recherche : deux qui concernent la recherche dans le domaine radiophonique et un consacré à la dimension sonore dans d’autres contextes communicatifs. Cette dernière évoque l’usage de l’audio comme outil de médiation pédagogique, soulignant la construction du lien avec le destinataire ainsi que les opportunités propres à l’ère numérique. Concernant les deux autres perspectives, la première s’attarde sur la potentialité de développer une topogénèse de la proximité radiophonique, où, suivant la schématisation psychomécanique du langage de la praxématique, nous proposons un schéma de construction du discours informatif, dans lequel la construction de proximité se placerai dans le stade in fieri, qui rend manifeste l’actualisation et la prise en compte de l’autre. La seconde concerne l’évolution des pratiques de production de la radio, prenant en compte les pratiques contemporaines des professionnels médiatiques et la présence grandissante de cross média.
Ces perspectives mériteraient d’être approfondies, elles peuvent concerner tant les médias colombiens que des médias français au sujet desquels des études menées au sein de l’OPMÉ (Observatoire des Pratiques Médiatiques Émergentes) montrent également leur richesse.
Bibliographie
Burger, M., & Auchlin, A. (2007). Quand le parler radio dérange : Remarques sur le phono-style de France info. Le Français Parlé Des Médias. Actes Du Colloque de Stockholm 8-12 Juin 2005, 97‑111.
Colón De Carvajal, I. (2019). Traitement multimodal des données versus analyse multimodale des interactions : Perspective de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle. In A. Mazur-Palandre & I. Colón De Carvajal, Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition. UGA Éditions, Université Grenoble Alpes.
Fastrez, P., & Meyer, S. (1999). Télévision locale et proximité. Recherches en communication, 11, 143‑167.
Quéré, L. (1996). Faut-il abandonner l’étude de la réception ? Point de vue. Réseaux. Communication - Technologie - Société, 14(79), 31‑37. https://doi.org/10.3406/reso.1996.3779
Valencia Rincón, J. C. (2009). ¿Qué está pasando con la radio colombiana? In Industrias culturales, música e identidades (Pontificia Universidad Javeriana, p. 89‑110). Pereira González, José Miguel, Villadiego Prins, Mirla, et Sierra Gutiérrez, Luis Ignacio.