N°4 / Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France

Entretien et travail d’un « historien local » : David Mallen et la mémoire du Camp d’Agde

David Mallen

Résumé

La contribution de David Mallen à ce numéro est plurielle.

D’abord, elle expose – sous forme d’entretien – le rapport d’un descendant d’un réfugié de la Retirada (et aussi d’un combattant de la Seconde Guerre mondiale) à la mémoire familiale et les incidences de cette généalogie sur son existence.

Ensuite, David Mallen propose, comme historien amateur ou local selon les auteurs, son travail sur le camp d’Agde où furent – notamment – accueillis des exilés de la guerre d’Espagne.

Cette double approche permet d’éclairer les liens subjectifs et intellectuels qui construisent la mémoire collective au prisme de la mémoire familiale et individuelle.

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Entretien avec David Mallen, «Historien local»

Par François Perea

Les discours constitutifs de la mémoire collective sont variés et hétérogènes; ils se font écho dans l’espace social, produits par de nombreux énonciateurs. Ces derniers peuvent être des témoins directs ou indirects (des descendants par exemple) des réfugiés de la Retirada, des chercheurs institutionnels (dont de nombreux articles du présent numéro constituent les productions), des acteurs de la mémoire (tels les archivistes ou les personnels des mémoriaux), etc. De nombreux passionnés consacrent par ailleurs – et cela est particulier vrai sur le sujet de cet exil espagnol – un temps inestimable à réaliser un patient travail de collecte documentaire et à en rendre compte. Ils réalisent souvent ce travail méticuleux qui permet de retrouver trace des personnes et des événements en réunissant des documents parfois oubliés chez des particuliers et participent à la construction de la mémoire. Nous avons voulu, dans ce numéro, ouvrir le champ de la publication à l’un d’entre eux afin donner un exemple de leur activité dans la construction de cet édifice complexe mémorial.

David Mallen est ce que l’on appelle parfois un «historien local»: il ne s’agit pas là de sa profession mais d’une passion qu’il exerce sur son temps libre, le conduisant à collecter documents et témoignages sur l’histoire de la ville d’Agde (Hérault, France) où il habite, et à partager le fruit de cette activité sous des formes diverses. Cette démarche amatrice et éclairée n’exclut pas la rigueur et le déploiement d’une approche qui s’est développée au fil du temps, que David Mallen décrit telle une «enquête policière». Son but: faire surgir des traces des événements passés pour les organiser en mémoire. Il partage et commente ici une partie de sa collection relative au camp d’Agde (auquel Virginie Gascon consacre un article dans ce numéro) et à la présence des réfugiés espagnols dans cette ville.

En préambule, il répond à quelques questions qui permettent de cerner son positionnement, comme historien local et comme descendant de la Retirada.

David Mallen, pouvez-vous vous présenter et nous expliquer ce qui vous semble motiver chez vous cet intérêt pour le Retirada?

Originaire d'Agde, je suis animé depuis toujours par un vif intérêt pour l'histoire de ma ville qui possède un passé unique, ainsi que par une grande passion pour l'Histoire, en particulier pour la période de la Seconde Guerre mondiale, qui m'a été transmise par mes ancêtres, en particulier mes deux grands-pères.

Il s’agit bien d’une passion ancrée dans la mémoire familiale et les récits que j’ai pu entendre dans ma jeunesse.

Mon grand-père paternel Pascal Mallen (né le 15 février 1913 à Barcelone) a, avant de partir définitivement pour la France, effectué à l’âge de 21 ans son devoir de citoyen espagnol en réalisant son service militaire en Espagne. Il servira au 22ème Régiment d'infanterie de Gérone de 1934 à 1936. Lorsque la guerre d'Espagne (ou«guerre civile» espagnole) commence en juillet 1936, il prend la décision de fuir cette guerre et de partir en France avec ses parents. A son arrivée, il demande la nationalité française qu’il obtiendra en 1937. Appelé pour faire son service national français, il fait donc ses classes en novembre 1939 à Béziers, à la caserne Duguesclin. Malheureusement, la France entre en guerre avec l'Allemagne et il est envoyé au front le 5 mai 1940 comme mitrailleur, dans le 126 régiment d’infanterie, comme 2ème classe. Le 13 juin 1940, ce régiment combat dans la région d’Épernay située dans la partie ouest du département de la Marne, en Champagne-Ardenne. Lors d’un repli à l’arrivée de l’ennemi, il est blessé. J’ai souvenir de son récit: « j’ai couru à travers champs et j’entendais les tronçonneuses allemandes (mitrailleuses de type Mg42) cracher les balles et couper l’herbe devant moi comme une faucille quand tout à coup un obus explosa: j’ai senti une déchirure au mollet gauche ». Le mollet sectionné par un éclat d’obus, il fut prisonnier dès le lendemain et transféré à l’hôpital de transit des prisonniers de guerre français à Laon le 18 juin. Il en sortira le 27 août 1940 pour partir en captivité en Allemagne comme prisonnier de guerre dans au Stalag IXA à Ziegenhain, en Allemagne. Il y restera 5 ans jusqu'à la libération en avril 1945 par l’armée américaine, sous le matricule 47479, dans le Kommando 1083.

Mon grand-père maternel, Joaquim Falo, a aussi été témoin de cette période marquante. Né à Barcelone le 9 juin 1908, Républicain et Catalan dans l'âme, il passera et réussira en décembre 1937 le concours de la Guardies del Cos de Seguretat de Catalunya (Grup uniformat), la Police urbaine. Il exercera cette profession jusqu'à la chute de Barcelone, dernier bastion des Républicains. La guerre civile touche à sa fin jetant sur les routes de nombreux vaincus. Barcelone cède devant l'avancée franquiste le 26 janvier 1939. Les Catalans et les réfugiés venus de toute l'Espagne n'ont plus pour horizon que la frontière française, ultime espoir d'échapper à la répression et au joug du Caudillo. C'est pour mon grand-père la retraite, la Retirada. C'est le chemin de l'exode à travers les Pyrénées, le passage par le Perthus début février puis l’internement dans un premier temps au camp d'Argelès, puis au camp d'Agde en 1939. Il s'engagera volontaire dans la 94ème compagnie de travailleurs du camp numéro 3 pour effectuer des travaux d’intérêt général en remplacement du Service militaire. Il sera envoyé aux travaux de la ligne Maginot jusqu'à la débâcle de mai 1940, puis caché par les FFI à la Grand-Combe dans les Cévennes.

Ces deux grands-pères ont fait naître en moi cette passion pour la période allant de 1939 à 1945, à travers les différents récits et les expériences qu'ils m'ont racontés lorsque j’étais adolescent. Ils m'ont donné cette envie d'aller plus loin sur le sujet, de savoir, de comprendre ce que ma génération ignore souvent de ses racines, personnelles et historiques.

Vous consacrez beaucoup de temps à ces recherches et cela constitue quasiment une seconde activité, à côté de votre investissement professionnel qui est sans rapport. En quoi cela consiste-t-elle?

Mon approche de l'histoire locale est à la fois rigoureuse et passionnée. Elle s’est construite au cours du temps, et repose en grande partie sur la recherche de documents dans les archives municipales, régionales, nationales et étrangères. J’organise ensuite ce qui sera le socle de mon travail qui consiste à reconstruite le plus fidèlement possible les faits à partir de ces documents et de mon propre fond photographique, riche de plus de 25.000 photos et documents. Je réalise par ailleurs des collectes de témoignages, urgentes car les acteurs sont âgés.

Ce travail doit être partagé, transmis. Cela m’a conduit à l’écriture de nombreux articles historiques dans la presse locale et de deux livres sur l'histoire de la ville d'Agde, que j’ai édité: Agde sous l'Occupation allemande 1942-1944 en 2014 (réédition augmentée en 2018) et Le château Laurens sous l'Occupation allemande 1942-1944, en 2024.

Je donne par ailleurs des conférences et participe régulièrement à des animations touristiques, des expositions et des commémorations.

En 2009, j’ai fondé une association d'histoire locale – Agde histoire 39-45 – qui a pour but la recherche, l'inventaire, l'étude et la sauvegarde du patrimoine archéologique et historique agathois pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cadre, nous avons restauré en 2013, un bunker-infirmerie de type 638 à Agde, sur la plage de la Tamarissière. Ce site, unique dans le Sud de la France, est depuis devenu un musée, exposant au public les multiples facettes de la Seconde Guerre mondiale. Il a accueilli plus de 100.000 visiteurs. En 2023, nous avons engagé la restauration d'un second bunker (de commandement de type 610) afin de poursuivre le travail de préservation de l'histoire collective. En 2024, un nouveau bunker sera aménagé en café-patrimoine: je souhaite qu’y soient organisées des conférences mensuelles qui accueilleront auteurs et historiens. Nous prévoyons également d’y installer une bibliothèque ouverte aux visiteurs. Sur ce site, nous installons également des panneaux didactiques qui présentent les bunkers du site de la Tamarissière à Agde et organisons des visites du site complet sur lequel, d’ailleurs, des réfugiés du camp ont été amené à travailler.

2. Quelques aspects du «camp des Catalans»

Par David Mallen

Au cœur de l'Hérault, le camp d'Agde a marqué l'histoire de la région en étant le théâtre de tragédies humaines de grande ampleur durant la première moitié du XXe siècle. Accueillant entre 1939 et 1943 des réfugiés de la guerre d'Espagne, ses murs ont vu défiler des dizaines de milliers d'individus, victimes des bouleversements politiques et sociaux d’alors. Fermé à la Libération, le camp s'est progressivement effacé du paysage, laissant derrière lui des traces mémorielles dispersées. Photographies jaunies, cartes postales oubliées, documents administratifs... Ces fragments du passé, souvent retrouvés par hasard, constituent aujourd'hui des témoignages précieux de la vie quotidienne dans le camp.

Loin d'être de simples vestiges du passé, les documents liés au camp d'Agde constituent des témoignages précieux, des fragments de mémoires qui permettent de reconstituer une histoire complexe et souvent occultée. Ces archives, dispersées et parfois anonymes, livrent des indices précieux sur la vie quotidienne des internés, leurs espoirs, leurs peurs et leurs luttes pour la survie. Ce travail de collecte et de valorisation des archives du camp d'Agde s'inscrit dans une démarche résolue de mémoire vive. Il s'agit de redonner sens à ces documents épars, de les relier entre eux et de les replacer dans leur contexte historique. En croisant les regards individuels et les récits collectifs, l'objectif est de dresser un tableau nuancé et multidimensionnel de l'expérience concentrationnaire à Agde.

L'agencement de ces fragments obéit à une logique chronologique et thématique, retraçant les différentes étapes de l'existence du camp, de sa création à sa fermeture. Chaque document est ainsi mis en perspective, éclairant les conditions de vie des internés, leurs activités, leurs espoirs et leurs désespoirs.

Au-delà de la simple reconstitution historique, cette démarche s'inscrit dans une réflexion sur la mémoire et sa construction. Comment écrire l'histoire d'un lieu marqué par la souffrance et l'exclusion ? Comment donner voix à ceux qui n'en ont plus ? Comment faire dialoguer des mémoires parfois antagonistes ?

C'est à travers ces fragments, témoins silencieux d'un passé douloureux, que nous tenterons d'apporter des éléments de réponse à ces questions. En reconstituant le puzzle de la vie dans le camp d'Agde, nous espérons contribuer à une meilleure compréhension de cette période sombre de l'histoire et à la préservation de sa mémoire.

2.1. Contexte historique, arrivée des réfugiés espagnols et création du camp

En 1939, la paisible cité d’Agde, forte de 9 000 habitants, voit son quotidien bouleversé par l'arrivée massive d’Espagnols fuyant la guerre civile. Face à l'urgence, les autorités militaires décident d'y construire un camp destiné à accueillir les réfugiés. Il a été bâti sur une trentaine d’hectares, afin d’accueillir quelques 25000 hommes, pour la plupart des combattants républicains en provenance d’autres camps.

Dès le 28 février, les premiers réfugiés affluent et participent à l'édification du camp sous la direction du général Ménard, chargé de coordonner l'action des autorités militaires et civiles pour les questions relatives aux réfugiés espagnols.

Le 3 février 1939, Jules Chambodut, du 4e régiment d'infanterie - 4e bataillon, écrit une carte postale à ses parents du camp d'Agde : « Nous sommes ici que pour prendre la garde [...] Je ne sais encore pour combien de temps on n’est ici ni même ce que la période durera, personne ne nous en parle [...] Nous avons peut-être 15 à 20 milles réfugiés et tous les jours, ils en arrivent davantage ». (document 1).

 

Document 1 : Carte postale du 3 avril 1939 écrite par le soldat J. Chambodut à ses parents[1].

Dans un article paru dans Le Petit Méridional du 28 février 1939, il est écrit :« L’arrivée d’un premier convoi de 320 réfugiés espagnols venant du camp de Saint-Cyprien, près de Perpignan, certainement choisis parmi ceux possédant un métier. Ils sont employés au montage des baraques, aplanissement du terrain et tous autres travaux d'aménagements. Ce groupement est momentanément logé sous des tentes, marabouts. Pour la plupart Madrilènes, des Andalous, des Catalans, toute régions d'Espagne sont présentées ». (documents 2 et 3).

En mai, les travaux s'achèvent et le camp est appelé «camp des Catalans» en raison de la majorité d'origine des internés.

 

Document 2 : La création d'un camp de concentration pour les réfugiés espagnols à Agde journal Le Petit Méridional, article du 05 mars 1939.

 

Document 3 : Suite de l'article du journal Le Petit Méridional du 05 mars 1939.

 

2.2. La vie quotidienne au camp d'Agde

Le camp d'Agde se composait de 250 baraquements construits en bois et en tôle ondulée. La plupart étaient destinés aux réfugiés, tandis que les autres servaient à l'intendance, à l'infirmerie, aux douches et aux toilettes. Les conditions de vie y étaient rudimentaires, les réfugiés dormant sur des matelas de paille posés à même le sol, remplacés plus tard par des litières qu'ils fabriquaient eux-mêmes (photos 4, 5 et 6).

 

Photo 4: Vue sur la Caserne Mirabel et l'entrée du camp d'Agde.

 

 

Photo 5 : Au premier plan les lavoirs et les baraquements du camp d'Agde.

 

Photo 6: Vue sur les baraquements du camp d'Agde.

Avec les premiers baraquements, apparaissent les lavoirs. Non, on ne se lave pas à l'eau courante ni à l'eau potable, cela aurait été un luxe. Les lavoirs ont toujours été un bon endroit pour combattre le cafard et... la saleté. Le temps consacré à laver, même s'il s'agissait toujours d'un même chiffon, permettait de passer un moment en parlant avec les uns et les autres (photo 7, 8 et 9).

L'approvisionnement en eau des réfugiés provenait de sources multiples, parmi lesquelles l'eau de la ville et celle de puits de qualité médiocre en périphérie du camp. L'utilisation de cette eau contaminée pour la préparation des repas a favorisé la prolifération de maladies graves, en particulier la dysenterie. La dépendance à des sources d'eau insalubres a été exacerbée par l'insuffisance de l'eau de la ville contraignaient les autorités à recourir à des livraisons par camions-citernes de l'armée républicaine. Cependant, ces livraisons s'avéraient insuffisantes pour subvenir aux besoins vitaux des réfugiés, les exposant davantage aux risques de maladies et de décès.

Malgré ces conditions difficiles, le camp d'Agde offrait un environnement bien meilleur que d'autres camps de l'époque. Les réfugiés s'organisèrent et mirent en place divers groupes et activités, tels que des troupes de théâtre, des clubs de lecture, des équipes sportives et des chorales. Des cours de langue et d'histoire étaient également dispensés.

Photo 7: Enrique Forès et Pepe au lavoir du camp d'Agde août 1939.

 

Photo 8: Pepe et Enrique Forès posent devant un des baraquements du camp d'Agde.

 

Photo 9: Pepe pose devant un des baraquements du camp, en arrière-plan gauche, on aperçoit la Caserne Mirabel.

2.3. L'inquiétude de la population française et des élus locaux face à l'arrivée massive des clandestins

Dans l'article du journal L'Eclair du 4 mars 1939, nous pouvons lire :« La gravité du problème des réfugiés [...]Un danger qui menace insidieusement la sécurité de la France [...] Déjà une grosse quantité d'Espagnols est installée et s'infiltre peu à peu dans la population. Il y a une infiltration occulte qui s'est produite et se continue d'indésirables qui se cachent chez leurs compatriotes déjà installés ici».

Le maire de Béziers, M. Albertini déclare de son côté : «Une invasion clandestine [...] Nous abritons déjà plus de 400 réfugiés clandestins ; il en arrive une bonne vingtaine par jour et la présence indésirables, qui presque tous sont des anarchistes, nous menace des perspectives assez décevantes quant à l'influence désastreuse de ces prosélytes farouches sur les 25.000 Espagnols qui composent le tiers de la population biterroise».

Albertini n'est pas seul à partager cette inquiétude, le Maire d'Agde, M. Félix, déclare : « l'arrivée massive des réfugiés à Agde m'apparaît comme une véritable calamité [...] et pose déjà des problèmes aigus de l'alimentation en eau potable [...] 25.000 miliciens qui, tous les soirs, viendront par petits groupes s'entretenir avec leurs 2500 compatriotes communistes de la ville de la nécessité d'intervenir en faveur de Madrid, ou plus prosaïquement, des mesures à envisager pour renforcer d'éléments nouveaux la petite armée locale de Moscou».

Le Maire de Bessan, M. Gleises, ne craint pas de dire :«Plus d'une centaine de miliciens ont depuis quelques jours trouvé chez leurs compatriotes de la ville un asile qu'ils espèrent définitif [...] Il en viendra d'autres, soyez en sûr. Je vous laisse à penser ce que sera dans quelques années ce petit village, et je me demande quel drapeau flottera au fronton de sa mairie quand ces nouveaux messieurs auront pris les commandes». (documents 10,11 et 12).

 

Document 10: Une inquiétude justifiée article du journal L'éclair du 4 mars 1939.

 

Document 11: Un danger public article du journal L'éclair du 8 mars 1939.

 

 

Document 12: Article du Journal Gringoire du 9 mars 1939.

Le 20 avril 1939, un dépôt d'armes est découvert au camp d'Agde. L'Éclair du 21 avril 1939 relate les faits :« Dans le camp numéro 1, baraque G.3, les gardes mobiles ont trouvés dis pistolets, huit chargeurs, deux parabellums, des cartouches et un poignard. À qui et à quoi étaient destinées ces armes ?».

Huit jours plus tard, un milicien suspect est arrêté au camp. Dans son édition du 28 avril 1939, le journal précise: «Cet individu, qui fait par ailleurs l'objet d'une inculpation pour meurtre, serait un personnage dangereux investi de la confiance de groupes politiques d'extrême gauche». (photos 13 et 14).

 

 

Document 13: Un dépôt d'armes est découvert au camp d'Agde article du journal L'éclair du 21 avril 1939.

 

Document 14: Au camp de réfugiés d'Agde, un milicien suspect est arrêté article du journal L'éclair du 28 avril 1939.

 

2.4. L'édification du camp s'avère dommageable pour certains résidents d'Agde. L'affaire Dusfour cristallise des tensions.

Le champ de manœuvres d'Agde d’une superficie de dix-huit hectares est toutefois jugé insuffisant par les autorités militaires en conséquence de quoi, elles réquisitionnent les terrains avoisinants pour atteindre trente hectares.

Plusieurs familles agathoises verront ainsi leurs terrains réquisitionnés, à l'exemple de Joseph Dusfour propriétaire de plusieurs terrains réquisitionnés dont domaine de Rigaud. M. Dusfour prendra connaissance de l'installation d'un camp de miliciens espagnols à Agde le 2 mars 1939 en lisant le journal L'Eclair (photo 15).

 

Document 15: Installation d'un camp de miliciens espagnols à Agde article du journal L'éclair du 2 mars 1939.

Dès le lendemain matin, le 3 mars 1939, il écrit un courrier en recommandé au Maire d'Agde : «J'ai été désagréablement surpris en constatant ce matin que depuis 48 heures un camp pour loger les réfugiés avait été installé sur un terrain m'appartenant et faisant partie du domaine de Rigaud. Sont présents sur le terrain : cuisines, des camions espagnols, parc à moutons, des marabouts, des miliciens, des tirailleurs sénégalais, de la garde mobile. Ce camp a été entouré de barbelés et son accès m'a été interdit ». (Document 16, photos 17 et 18)

 

Document 16: Lettre de J. DUSFOUR au Maire d'Agde du 3 mars 1939.

 

Photos 17 et 18: Travaux d'empierrement des futures rues du camp.

 

Photo 19: Travaux d'empierrement des futures rues du camp.

Dusfour prendra soin d'envoyer cette même lettre recommandée au Lieutenant-Colonel du génie commandant le camp de réfugiés espagnols d'Agde et au rédacteur en chef du journal L'Eclair pour dénoncer cette réquisition, L'article paraîtra en page 4 du journal le 5 mars 1939 (document 20).

 

Document 20: A propos des réfugiés espagnols, article du journal L'éclair du 5 mars 1939.

Ce même jour, le 3 mars 1939, M. Dusfour fera dresser un procès-verbal de constat de ces faits à l'huissier Henri Bonnefoy (documents 21, 22, photo 23 et document 24).

 

Document 21: Proces-Verbal de Constat de l'huissier BONNEFOY du 3 mars 1939.

 

Document 22 : Plan des parcelles de M. Dusfour.

 

Photo 23: Vue aérienne des parcelles de M. Dusfour.

 

Document 24: Dernière page du Procès-Verbal de Constat de l'huissier Bonnefoy du 3 mars 1939.

En réponse à cette lettre Jean Félix, maire d’Agde, dit qu'il n’aurait pas été avisé avant la création du camp. Il se défend : «J’ai eu connaissance du projet d’installation du camp des réfugiés le jour même de l’arrivée des premières formations militaires [...] Au cours d’une rencontre [...] à la mairie avec un officier du Génie venu consulter le plan cadastral». Il s’agit du Colonel Désert qui est à l’origine des contrats de location (document 25).

 

Document 25: Lettre du Maire d'Agde du Maire Felix à M. Dusfour.

Le 20 mars 1939, le préfet Antoine Monis adresse une lettre de réquisition de parcelles à Louis Dusfour, concernant l'établissement d'un camp de miliciens espagnols dans la commune d'Agde (document 26).

 

Document 26: Lettre du Préfet de l'Hérault A. Monis à M. Dusfour du 20 mars 1939 concernant la réquisition des parcelles 1939.

Le 23 mars 1939, l'acte du préfet est notifié en mairie d'Agde sur ordre du Maire et son secrétaire (document 27).

 

Document 27: Acte de notification d'un arrêté de la commune d'Agde du 23 mars 1939.

Le 30 mars 1939, le général Menard, chargé de coordonner l'action des autorités militaires et civiles pour les questions relatives aux réfugiés espagnols écrit en réponse à la lettre du 7 mars à M. Dufour : «J'ai l'honneur de vous faire connaître que l'importance du camp de miliciens à réaliser à Agde exige en effet l'occupation des parcelles bordant le terrain militaire, la superficie de celui-ci ne permettant pas l'implantation de la totalité du camp. J'ajoute qu'afin de vous faciliter l'accès de votre propriété, le commandant du camp d’Agde Zwilling vous remettra sur votre demande un «Laisser passer permanent» qui vous permettra de circuler sans être inquiété par les sentinelles». (document 28, 29 et 30).

Document 28: Lettre du Général Menard du 30 mars 1939 concernant l'occupation des parcelles de M. Dusfour.

 

Document 29: Suite de la lettre du Général Ménard.

 

Document 30: Laissez-passer permanent du Camp d'Agde attribué à M. Dusfour signé par le commandant du camp d'Agde.

Malgré le laissez-passer, M. Dusfour adresse un courrier au Maire d'Agde le 11 août 1939 pour lui signaler les faits suivants :« Nous avons été interpellés par un lieutenant de la Garde Mobile appartenant, je crois au peloton sédentaire à Agde, qui nous a traités, comme si nous n'étions rien moins que des vagabonds. Il prétendait que nous nous trouvions au milieu du camp.

Il s'opposait à ce que nous continuions notre route me menaçant si j'insistais de me faire arrêter en sa qualité «d'officier de Police judiciaire», dresser contravention et amener au camp». (document 31).

Document 31: Lettre de M. Dusfour au Maire d'Agde en date du 12 août 1939.

L'affaire Dusfour et les tensions politiques qu'elle illustre font partie de l'histoire complexe et parfois douloureuse de l'accueil des réfugiés en France. Il est important de se souvenir de ces événements et de comprendre les enjeux politiques et sociaux qu'ils soulèvent.

2.5. Les artistes catalans dans la salle des Mariages de l'ancien Hôtel de ville

Même si le règlement du Camp prévoit des journées rythmées par des horaires fixes (hymne au drapeau tricolore, désignation du personnel de corvée, repas, lessives, visites au parloir, défilé le dimanche soir…) les réfugiés ont beaucoup de temps libre. Pour tromper l’ennui, ils organisent des activités sportives, ludiques et culturelles. C’est ainsi que durant l’été, les artistes du Camp organisent une exposition artistique au cours de laquelle le peintre Cadena, assisté des peintres Barba et Sola, du ferronnier d’art Clavell et du sculpteur Tarrac, sont remarqués pour la qualité de leurs travaux. Sur demande de la municipalité, ils acceptent de mettre leur talent au service de la ville d’Agde. La commande qui leur est proposée les met en joie : ils ont carte blanche pour décorer la salle des mariages de l’Hôtel de Ville. Située au premier étage d’un superbe bâtiment de style renaissance dans le centre-ville, la salle est très grande et très bien éclairée grâce à de grandes fenêtres à meneaux. Ils vont pouvoir laisser libre cours à leur imagination et à leur sens artistique… et échapper ainsi pendant quelque temps à la lourdeur de leur environnement carcéral. Chacun dans son domaine, ils se mettent au travail et s’attachent à l’embellissement de la salle.

L’art catalan s’infiltre dans la ville. Ainsi, en 1941, le peintre Barba en 1941 offre au Maire de la ville une nature morte (photos 32 et 33).

 

Photo 32 : Nature morte aux raisins réalisé par le peintre Catalan Barba

 

Photo 33: Signature de l'artiste Barba.

2.6. Agde sous l'occupation allemande (1942-1944) et le démantèlement du camp d’Agde

Après le débarquement allié en Afrique du Nord, le 08 novembre 1942, l’Allemagne hitlérienne décide d’occuper la zone libre, rompant ainsi avec les conditions d’armistice.

Agde, ville côtière, est occupée par les troupes allemandes le 12 novembre 1942 au soir. Le commissaire de Police d’Agde, dans un rapport adressé à l’intendant régional de police, affirme ainsi que les troupes d’opérations « terminologie officielle de Vichy donné aux unités de la Wehrmacht en Zone sud ce afin d’éviter l’amalgame de la présence non-hostile de cette armée étrangère à une force militaire d’occupation », sont arrivées ce jour le 12 novembre à 17 h 45 en provenance de Béziers.

Afin de se prémunir de tout débarquement allié, l'armée allemande (la Wehrmacht) y réalisa un vaste ensemble d’ouvrages défensifs, le Südwall, lerempartou ««mur du sud. Conçu pour être sur le Mittelmeerküstenfront (le front côtier méditerranéen), cet équivalent du fameux mur de l’Atlantique s’étendait de la frontière espagnole à la frontière italienne.

Réutilisant et renforçant pour cela les anciennes fortifications françaises de Port-Vendres, Sète, Marseille, Toulon… l’armée allemande fortifia également les vastes espaces intermédiaires à l'image de l'ensemble des points d'appuis d'Agde (le stützpunktgruppe) où pouvaient survenir les forces d’invasion venues attaquer le flanc méridional de la forteresse Europe (Festung Europa).

De vastes quantités de béton, équivalant à des dizaines de milliers de mètres cube, ainsi que des dizaines de milliers d'obstacles maritimes et terrestres et des centaines de milliers de mines ont été coulés ou installés entre Cerbère et Menton.

Afin de réaliser ce programme de fortifications, un grand nombre d'unités spécialisées se relaieront sur place pour la construction de bunkers, telles que le R.A.D, les festungs pioniere ou l'organisation TODT (OT).

Cette dernière, s'occupant de la zone agathoise, était un groupe de génie civil et militaire de l'Allemagne, portant le nom de Fritz Todt, un ingénieur qui créera l'organisation et la dirigera jusqu'à sa mort en 1942. On doit aussi à ce personnage important de l'Allemagne d'avant-guerre le réseau autoroutier allemand également les bunkers de la ligne Siegfried.

Cette main d'œuvre devait loger au plus près des lieux de fortifications. C'est pour cela qu'un camp nommé «Camp de l'organisation TODT» fut créé au lieu-dit de «Notre-Dame de l'Agenouillade» et s’étendait jusqu’à l'emplacement de l'ancienne carrière de basalte.

Ce camp avait une superficie approximative de 7,5 ha et une capacité d'hébergement de 800 ouvriers.

Le camp d'Agde ayant cessé ses fonctions, les Allemands entreprennent son démantèlement entre mai et fin septembre 1943. Cette opération vise à récupérer des matériaux de construction dans un contexte de pénurie. Au total, 10 baraquements seront construits à partir des éléments récupérés.

Après le départ des forces d'occupation à la fin du mois d'août 1944, les vestiges encore debout du camp d'Agde ont été détruits sans laisser de trace (photo 34).

 

Photo 34: Photo prise par un Allemand de la destruction des baraquements du camp d'Agde annotation septembre 1939.

 

3. Bibliographie

Gascon, V., (2019), Agde 1939-1942 Un camp aux portes de le Ville, Archives Municipales d'Agde.

Camp d’Agde, textes de l’AMCA du 12 septembre 2013, actes de conférences, Agde, Association pour la Mémoire du Camp d’Agde, 2013.

Carrasco, J., (1984), Album souvenir de l'exil républicain espagnol en France, Assoc. des auteurs autoédités.

Mallen, D., (2020) (2ème éd.), Agde sous l’Occupation Allemande 1942-1944, 112 p.

4. Notes

[1] Toutes les illustrations de cet article: Fonds privé David Mallen.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Mémoire collective et individuelle. Exemple d'une histoire familiale

Sabrina Caliaros

Le texte porte sur l'importance de la mémoire collective et individuelle, en prenant l'exemple de l'histoire familiale de l'auteure du côté maternel. L'auteure prend l'exemple de son grand-père et de son arrière-grand-père, qui ont tous deux quitté l'Espagne en raison de la guerre civile et de difficultés économiques, respectivement. Bien qu'ils aient peu parlé de leurs expériences, les femmes de la famille ont partagé des histoires sur les drames des familles déchirées. La langue, en l'occurrence l'espagnol, est un lien...

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