1. Mémoire collective, individuelle, familiale
«Je méprisais l’histoire; je ne savais rien des pressions qu’elle exerçait sur moi, sur ma pensée d’enfant, sur mes actes. Tout engagé dans un débat dont je m’imaginais pouvoir devenir le maître, attentif à mes seules préoccupations langagières, je ne voyais nullement qu’au-delà de la simple circonstance familiale s’ourdissait une immense toile de fureurs, de fanatismes et de violences où j’étais pris à mon insu.» Claude Esteban «Le partage des mots»
Pendant des décennies, le régime franquiste a cherché à effacer toute trace de la République et de ses sympathisants, ce qui a conduit à une forme de silence collectif autour de la guerre civile et de ses causes sous-jacentes. Ce n'est qu'après la mort de Franco en 1975 et la transition vers la démocratie, que les Espagnols ont pu commencer à faire face à cet héritage douloureux et à rouvrir le dialogue sur le passé mais ni mon grand-père ni mon arrière-grand-père ne sont retournés dans le pays dont ils portaient le deuil.
Bien souvent, l'histoire familiale peut servir de point d'entrée afin d'explorer ses propres identités et relations avec le passé. Pour certains, cela peut signifier retrouver des membres perdus de leur famille ou découvrir des histoires cachées ou méconnues sur leurs ancêtres. Pour d'autres, cela peut impliquer de remettre en question les récits familiaux dominants ou de faire face à des traumatismes transgénérationnels liés à la violence et à la discrimination. Le succès du livre «Aïe mes aïeux! liens transgénérationnels, secrets de famille, syndrome d’anniversaire, transmission des traumatismeset pratique du génosociogramme» de Ancelin Schützenberger Anne témoigne de ces bouleversements.
Comprendre la différence entre la mémoire collective, la mémoire individuelle ou familiale, peut être utile pour mieux réaliser comment les gens stockent et partagent les informations. La mémoire collective fait référence aux connaissances et expériences communes qu'une société ou un groupe partage, tandis que la mémoire individuelle concerne les souvenirs et les connaissances propres à chaque personne. La mémoire familiale est héritée, souvent enrichie voire embellie ou magnifiée au fil des générations, jusqu’à parfois, dans la tradition orale qui lui est attachée, devenir des légendes dorées ou au contraire, des légendes noires. La mémoire collective peut inclure des traditions culturelles, des croyances partagées, des événements historiques et des normes sociales. Elle est façonnée par l'interaction sociale et les institutions telles que les familles, les écoles et les lieux de travail. Les médias sociaux jouent également un rôle important dans la formation et la propagation de la mémoire collective au cours des dernières décennies.
La mémoire individuelle est constituée des souvenirs et des connaissances uniques à chaque personne. Cela peut inclure des expériences personnelles, des compétences acquises et des intérêts spécifiques. Elle est influencée par divers facteurs tels que la génétique, l'environnement et l'expérience personnelle. Bien que la mémoire collective et la mémoire individuelle soient distinctes, elles sont souvent interconnectées. Par exemple, la mémoire collective peut influencer la mémoire individuelle en façonnant les perceptions et les attitudes d'une personne à l'égard de certains événements ou idées. De même, la mémoire individuelle peut contribuer à la mémoire collective en partageant des histoires personnelles et des perspectives uniques.
En fin de compte, la mémoire collective et la mémoire individuelle sont toutes deux essentielles pour notre capacité à comprendre et à naviguer dans le monde qui nous entoure. En reconnaissant leur relation complexe et dynamique, nous pouvons développer une meilleure compréhension de la manière dont les souvenirs et les connaissances sont transmis et préservés dans le temps. Cela nous amène à parler de la mémoire familiale qui au fil du temps peut s’apparenter à la légende familiale. Souvent orale, cette mémoire se perpétue en se racontant et se déforme tout autant au fil des générations.
2. La famille creuset de la mémoire individuelle
Je prendrai l’exemple de ma famille du côté maternel avec mon grand-père qui a quitté l’Espagne en 1938 à cause de la guerre civile et mon arrière-grand-père, son beau-père, qui en a fait de même, mais en 1910 pour des raisons économiques. Tous deux parlaient très peu de ce qu’ils avaient vécu alors que les petits-enfants étaient curieux de savoir. Leurs femmes, mes grand-mère et arrière-grand-mère, portaient témoignages, elles racontaient, transmettaient les drames de ces familles déchirées qui sont évoquées dans les poèmes de Blas de Otero ou de Miguel Hernandez. Des frères qui faisaient leur service militaire au Maroc qui se sont retrouvés «malgré eux» dans les troupes franquistes et devenaient des ennemis, c’est la raison pour laquelle mon grand-père décida de s’exiler pour ne pas se battre contre un de ces frères.
Ce même grand-père, installé en France, vécut la seconde guerre mondiale, fut dénoncé pour activisme…et comble d’ironie du destin, alors qu’il avait été conduit à Marseille pour être envoyé dans un camp de concentration, sa nationalité espagnole le sauva puisque allemands et espagnols étaient alliés…Cet événement fait partie de «la légende familiale du miracle».
Quelle que soit la forme qu'elle prend, l'histoire familiale peut fournir un moyen crucial pour connecter les gens à leur patrimoine et favoriser une compréhension plus large de la mémoire collective. Alors que l'Espagne continue de lutter pour faire face à son passé et guérir les blessures infligées pendant la guerre civile, l'examen de l'histoire familiale peut jouer un rôle clé dans ce processus vital de guérison et de réconciliation.
Autre élément fort de transmission, la langue native, le castillan du côté de mon grand-père ou le valencien du côté de mon arrière-grand-père (beau sujet de désaccord entre eux). Là encore, ce sont les femmes qui portaient et transmettaient cet héritage, pour les hommes de ma famille, il fallait parler le français parce qu’il fallait s’intégrer, l’espagnol ou le valencien, n’étaient utilisés que pour nous rappeler à l’ordre ou nous gronder… En fait, j’ai surtout appris le castillan à l’école mais je dominais largement l’impératif dès le plus jeune âge…
Comme le dit Claude Esteban dans «Le partage des mots»
«J’avais une conscience exacerbée des deux idiomes entre lesquels il me fallait me partager ou plutôt me disjoindre. Mais cette conscience ne relevait pas de la grammaire particulière à l’une ou l’autre langue, au vocabulaire, à la syntaxe qui les distinguaient…/… Ce qui m’avait frappé lors de ma petite enfance m’apparaissait maintenant en toute clarté: à savoir qu’il est illusoire de penser qu’on maitrise véritablement un idiome lorsqu’on se contente de l’appréhender comme un processus de communication et d’échange. Quelque chose de plus subtil relie la saveur du monde et les signes »
Apprendre l’espagnol, le faire vivre des anciens aux jeunes est un lien de mémoire fabuleux car il donne accès à la littérature, à la culture pour permettre le dialogue avec le passé. Là encore les hommes de la famille ne parlaient plus leur langue maternelle sauf exception déjà signalée, mais les femmes oui et donc la transmission se faisait grâce à elles. Je suis devenue professeur d’espagnol pour cette raison je crois, pour retrouver les traces de mes origines en Espagne.
3. Les associations alliées de la mémoire collective
Outre la cellule familiale, certains groupements tels que les associations ont joué un rôle crucial dans la conservation et la transmission d'héritages culturels, comme c'est le cas de la Colonia española (colonie espagnole) à Béziers. Cette ville a connu, au fil des siècles, plusieurs vagues d'immigration provenant de divers horizons, dont des ressortissants espagnols.
La Colonie Espagnole créée en 1889 par Joan Nat a été un lieu de rassemblement et a créé un projet avant-gardiste, la mutuelle associative des immigrés espagnols, venus dans le Biterrois pour travailler la vigne, « sans protection sociale à l’époque. Une mutuelle, dans ces années où même la sécurité sociale n’existait pas encore, était un réel projet avant-gardiste », précise Michel Demarcq.Midi Libre
La première grande migration espagnole vers Béziers remonte au début du XXe siècle, période durant laquelle des ouvriers agricoles andalous ont été embauchés pour travailler dans les vignobles environnants. Ils ont importé avec eux leur patrimoine culturel et leurs coutumes, contribuant ainsi à dynamiser la scène locale.
Par la suite, dans les années 1960 et 1970, la municipalité biterroise a assisté à une nouvelle vague de peuplement en provenance d'Espagne, essentiellement constituée de personnes fuyant la dictature franquiste. Un grand nombre de ces immigrants se sont concentrés dans certains secteurs de la cité, donnant naissance à des quartiers où dominaient la culture et la langue ibériques.
Bien que la démographie espagnole de Béziers ait sensiblement décru depuis son apogée, les traces de cette influence persistent encore au sein de la ville. On y trouve effectivement des bars et des restaurants servant une gastronomie traditionnelle espagnole, alors que des festivités et autres manifestations perpétuent l'identité hispanophone (féria, festival de flamenco).
Dans le même ordre d'idées, subsiste toujours une communauté hispanique active à Béziers, prenant part intensivement à la vie citadine et veillant à maintenir les relations avec son héritage culturel. Par conséquent, grâce à cet engagement, l'histoire glorieuse de la Colonia española perdure et fleurit. Aujourd'hui, les générations actuelles s'initient à la langue et se passionnent pour la civilisation hispanique.
Dans le Languedoc-Roussillon viticole, les membres des colonies espagnoles fondèrent dès la fin du XXe siècle des sociétés de secours mutuel laïques. Avec l’appui de commerçants enrichis par l’importation des agrumes, furent achetés ou construits par les migrants eux-mêmes de vastes bâtiments dotés d’une salle des fêtes et d’espaces proposant à la fois des services médicaux, une aide juridique, des cours (alphabétisation, espagnol, français), des activités culturelles (théâtre, concerts, danse) et sportives : le Centro español de Béziers, la Colonie espagnole de Montpellier et le Centro español de Perpignan furent inaugurés entre 1888 et 1920. À Bordeaux, la première société de secours mutuel laïque, la Unión Española, vit le jour en 1884 (MaríaJosé FernándezVicente et Natacha Lillo).
La colonie espagnole est devenue au fil du temps un centre culturel, on y trouve des activités diverses et variées. Cette association possède un théâtre, un bar dont les peintures murales sont de Pere CADENAS et ont été réalisées en 1945.
A travers la Colonie Espagnole, son projet "Passeurs d'Intégration" labellisé par le Dialogue Interculturel, fait œuvre de mémoire collective. L’ouvrage, conçu et rédigé par ce dernier en s’inspirant du livre d’Anne-Marie Sabatier et Luis Iglesias, Plus d’un siècle de mémoire, transporte le lecteur au 1, rue de la Vieille-Citadelle, en 1889 à cette adresse, s’installe le siège de la Colonie. Puis, vague après vague d’immigration (notamment 1936-1939 et les années 60-70), la mission d’aide aux immigrés de la Colonie espagnole s’est transformée, pour devenir, aujourd’hui, une mission culturelle et sociétale : celle de promouvoir cette culture espagnole qui a participé à la construction du Biterrois, dans tous les sens du terme. Pour cela, l’association propose de nombreux ateliers, cours, animations et événements tout au long de l’année.
Pour conclure cet article, je vous propose un poème Blas de Otero «En el principio» tiré du recueil «Pido la paz y la palabra» parce que la littérature et la culture dans son ensemble jouent un rôle crucial dans le témoignage et la préservation de la mémoire universelle. Elles sont des moyens essentiels pour comprendre notre passé, interpréter notre présent et imaginer notre avenir.
La littérature a cette capacité unique d'ouvrir la porte à l'imagination. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de poésie, où chaque mot soigneusement choisi peut susciter une multitude d'images mentales et d'interprétations. Parallèlement, toutes les formes d'expression culturelle - qu'il s'agisse de musique, peinture, sculpture, théâtre, cinéma ou danse - contribuent également à nourrir notre héritage commun et à renforcer notre lien collectif. En somme, la littérature et la culture en général ne se contentent pas simplement de documenter notre histoire ; elles façonnent activement notre perception du monde, influencent nos comportements et inspirent notre imagination. Leur importance réside donc non seulement dans leur fonction commémorative mais aussi dans leur pouvoir transformateur et régénérateur.
Si he perdido la vida, el tiempo, todo
Lo que tiré como un anillo al agua,
Si he perdido la voz en la maleza,
Me queda la palabra.
Si he sufrido la sed, el hambre, todo
Lo que era moi y resulto ser nada,
Si he segado las sombras en silencio,
Me queda la palabra.
Si abri los labios para ver el rostro
Puro y terrible de mi patria
Si abri los labios hasta desgarrarmelos
Me queda la palabra.
4. Bibliographie
Esteban Claude, (1990), Le partage des mots, éd. Gallimard.
Ancelin Schützenberger Anne, (1993), Aïe mes aïeux! Liens transgénérationnels, secrets de famille, syndrome d’anniversaire, transmission des traumatismeset pratique du génosociogramme, éd. Desclée de Brouwer.
Otero (de) Blas, (1955), Pido la paz y la palabra, éd. Lumen.
Hernandez Miguel, (1938), El rayo que no cesa, éd. Heroe.
FernándezVicente María José et Lillo Natacha, (2022), "Viticulteurs, ouvriers d’usine, bonnes à tout faire, maçons, la diversité d’un siècle d’immigration espagnole en France" dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1-2 (n°143-144).