N°2 / Langage et pensée complexe

Edgar Morin

Du personnage à la pensée

Régis Meissonier

Résumé

Ecrire sur l’œuvre d’Edgar Morin est un exercice délicat, car la complexité n’est pas que dans la pensée l’auteur. Sur un plan cognitif, on la retrouve dans la prolixité de ses publications portant aussi bien sur l’astronomie et la physique, que sur la biologie, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, les systèmes organisationnels, l’éthique, ou encore la poésie, la musique et le cinéma (sa grande passion). Sur un plan biographique, la complexité tapisse la vie de l’auteur, dès sa venue au monde, puis durant sa jeunesse, ainsi que tout au long de sa vie lorsqu’il fut résistant, militant, puis philosophe, etc. Aussi, cet article reprend l’approche anthropologique que j’avais mobilisée pour analyser les paradigmes épistémologiques en sciences sociales (Meissonier, 2021)⁠ et le chapitre qui y était consacré à la pensée complexe. En effet, comprendre les idées d’un individu qui a consacré sa carrière à construire, nourrir, développer, faire évoluer un courant de pensée, ne peut se faire qu’à la lumière de ce qu’a justement été sa vie. Négliger cet effort de contextualisation, reviendrait à adopter une posture idéologique, voire dogmatique et en tous cas, non critique. Comme l’écrit Edgar Morin lui-même (2014, p. 65)⁠, « c’est le message de la compréhension anthropologique qui porte en elle la conscience de la complexité humaine. »

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Le personnage[1]

Le véritable nom d’Edgar Morin est Edgar Nahoum. Morin est en fait le nom d’usage qu’il utilisera en tant que résistant durant la seconde guerre mondiale et qu’il décidera ensuite de conserver. Il a bien failli ne jamais voir le jour, car il naît inanimé, étranglé par le cordon ombilical, le 8 juillet 1921 au domicile de ses parents. Le médecin mettra plus d’une demi-heure avant qu’il ne pousse son premier cri. Le petit Edgar va grandir au sein d’une famille d’origine juive est laïcisée et non pratiquante. Ce fils unique aura une enfance assez solitaire et réservée qui sera tout particulièrement marquée par le décès de sa mère des suites de la grippe espagnole, alors qu’il n’a que 10 ans. Il témoignera à plusieurs reprises sur le fait que sa famille, croyant le protéger en lui présentant cette absence comme due à un « long voyage », n’aura fait que le priver de pouvoir partager sa tristesse alors qu’il avait compris de quel véritable voyage il s’agissait… Parmi ces évasions, il y aura le cinéma et bien sûr la lecture… La politique va rapidement prendre une place importante dans la vie du jeune Edgar. Elle fait irruption dans sa vie lors de l’émeute sanglante du 6 février 1934 à Paris qui allait renverser le gouvernement Daladier. Nous sommes aux prémices du Front Populaire et le jeune Edgar, 13 ans, est élève du lycée Rollin. Après avoir obtenu son baccalauréat de philosophie en 1939, il commence ses études universitaires à la Sorbonne alors qu’un vent de panique souffle sur Paris du fait que la guerre vient d’éclater. Il s’inscrit aux cours d’histoire, puis de droit et de science politique. Ce sont les cours de Georges Lefebvre sur la révolution française qui vont particulièrement alimenter son intérêt et instiller ses réflexions sur ce qui allait plus tard devenir la « pensée complexe ». Il se rend compte, en effet, que l’histoire regorge d’évènements où les conséquences de décisions prises se révèlent contraires aux objectifs escomptés. L’indétermination entre les décisions et leurs conséquences le conduiront à développer une analyse de l’écologie de l’action. Plus tard il développera ce constat dans le 6ème et dernier tome de la Méthode (2004, p. 46)⁠ : « […] toute action échappe de plus en plus à la volonté de son auteur à mesure qu’elle entre dans le jeu des inter-rétro-actions du milieu où elle intervient. Ainsi l’action risque non seulement l’échec, mais aussi le détournement ou la perversion de son sens. » D’autre part, Lefebvre enseigne une certaine vision critique en montrant comment les historiens ont tendance à interpréter le passé en fonction de leurs propres préoccupations présentes, de leurs convictions et du contexte historique. Ce que d’autres idéalistes auraient appelé un biais, Morin va, au contraire, le considérer comme une caractéristique humaine inaliénable. Aussi, l’enjeu n’est pas selon lui de combattre des biais interprétatifs, mais de développer une introspection par laquelle « tout observateur doit s’auto-observer en même temps qu’il pratique une observation. » En d’autres termes, un historien ou un chercheur devrait avoir une éthique par laquelle, outre sa méthode et ses conclusions, il dévoile au public sa conscience de son propre contexte dans lequel et avec lequel il a opéré.

Le 10 juin, 1940, face à l’avancée des troupes allemandes vers Paris, le gouvernement annonce la suspension des examens scolaires et universitaires. Edgar Morin quitte alors la capitale et va se réfugier chez de la famille à Toulouse. Auprès de l’université locale, il trouvera un centre d’accueil d’étudiants réfugiés, comme lui, avec lesquels il fraternisera et passera ses examens de fin d’année de droit. Pendant l’été, alors que la guerre se déchaîne et que la France est coupée en deux zones, Morin s’adonne à la littérature et se fait un temps l’aide littéraire bénévole de Julien Benda à Carcassonne. Le statut de « juif » est édicté le 3 octobre 1940. 4 jours plus tard, un décret parait selon lequel les résidents juifs seront internés en placés en résidence surveillée. Malgré cela, l’université de Toulouse n’applique pas la ségrégation pour les inscriptions de ses étudiants et Morin peut poursuivre ses études d’histoire et de droit. C’est au cours de cette période qu’il commence à adhérer à l’idéologie communiste qu’il voit, face à l’image apocalyptique que draine la guerre mondiale, comme « le seul moyen d’accéder à la fraternité universelle », la barbarie stalinienne n’étant qu’une conséquence de la barbarie générale (2019, p. 158)⁠. C’est également au cours de cette période que va commencer son activité de résistants avec des amis étudiants en collant clandestinement la nuit, sur les murs de la ville, des affiches de propagande dénonçant l’occupation et le gouvernement de Vichy. En novembre 1942, Toulouse passant sous les fers de la zone française occupée, Edgar Morin décide de quitter la ville et part à Lyon sous le nom d’Edgar Beressi du nom de jeune fille de sa mère. Là, avec deux amis étudiants, il entre dans le parti communiste pour poursuivre les activités de résistant et la propagande contre les occupants et Pétain. En même temps, il poursuit sa quête intellectuelle et philosophique. À la bibliothèque de l’université, il découvre Hegel et sa phénoménologie de l’esprit. De cette lecture, il commencera à prendre conscience de l’erreur de l’esprit humain, dans sa quête de cohérence, de chercher à éliminer les contradictions apparentes sans avoir conscience de leur intérêt. « Ma révolution intellectuelle est la découverte que la contradiction, au lieu d’être éliminée comme erreur, est non seulement inéliminable, mais nécessaire à la pensée. Je n’avais pas encore le mot complexité dans la tête, mais je sentais que la contradiction complexifiait la pensée » (Morin, 2019, p. 179)⁠. En juin 1943, les étudiants de sa tranche d’âge sont appelés par le Service de Travail Obligatoire (STO) et doivent donc partir en Allemagne. La résistance lui permet de se procurer de faux papiers et d’échapper sous un nouveau nom (Edmond Poncet) à ce recrutement forcé. Il prend alors la direction à Grenoble, puis à Lyon du MRGPD (Mouvement de Résistance des Prisonniers de Guerre et des Déportés) dont le but est de garder des liens avec les prisonniers en Allemagne et d’échanger avec eux des informations. Jusqu’à la libération, il maintiendra ses activités de résistant (propagande, recrutements de résistants, renseignement, fabrication de faux-papier, de fausses cartes d’alimentation, etc.) et échappera de peu, plusieurs fois, à son arrestation. C’est en changeant une seconde fois de nom pour troubler les pistes de la Gestapo qu’Edgar Nahoum prendra par erreur le nom de Morin  qu’il décidera ensuite de conserver.

Après la guerre, installé à Paris, alors que d’autres grands noms de la résistance vont intégrer des fonctions politiques, d’universitaires, ou de journalistes, Edgar Morin va connaître une époque de chômage jalonnée de quelques expériences infructueuses de rédacteurs auprès de journaux issus de la libération. Un d’eux lui propose même de tenir une rubrique sur les « chiens écrasés »… Morin se définit alors, lui-même, comme un « déchet social » et commence à douter puis à être en rupture avec le communisme dans lequel il avait tant cru. Entre autres choses, il désapprouve l’épuration souhaitée des artistes et des écrivains accusés d’avoir eu des relations professionnelles, ou autres, avec les Allemands pendant la guerre : « […] le parti se concentrait sur l’élimination des traitres, oubliant son attitude lors du pacte germano-soviétique » (2019, p. 234)⁠. C’est de ce tiraillement entre raison et passion que l’étudiant Nahoum développera le néologisme « dialogique » (Lecompte, 2023, p. 46)⁠. Cette période ne sera donc pas un désœuvrement, puisqu’il mettra à profit son temps libre à arpenter les rayons de la bibliothèque nationale où il découvrira la psychanalyse, la biologie, la sociologie et d’autres domaines d’intérêts qui le conduiront à la publication de ses premiers livres. L’an zéro de l’Allemagne (1946) parait au lendemain de la guerre et dépeint, comme son titre en témoigne, la dégradation de tout un pays jusqu’à ses heures les plus sombres ainsi que l’incapacité du système libéral de la RFA à se reconstruire. Jusqu’en 1949, il fréquente le milieu littéraire parisien de Saint-Germain et les habitués du Café de Flore comme Marguerite Duras, Queneau, Merleau-Ponty, etc. De là, il commencera à prendre ses distances avec le parti communiste du fait de la scission entre pro et anti jdanovistes, des procès de Moscou, ainsi que de la prise de pouvoir de l’URSS sur la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Bulgarie et la Roumanie.

L’homme et la mort (1951)⁠ sera publié la même année où il entre au CNRS comme stagiaire à la section sociologie. Ce premier livre, probablement un exutoire du rapport que l’auteur a déjà eu avec la mort (à sa naissance, durant son enfance et pendant la guerre), est une œuvre transdisciplinaire et historique. Pendant deux ans, il a analysé les rites mortuaires qui apparaissent dès la préhistoire, les manières dont la mort est abordée dans la religion, de même qu’en psychologie, psychanalyse, sociologie, anthropologie, ou encore en poésie et en littérature. De là ressort, à nouveau, un point fondamental de la pensée de Morin : chercher, dans l’esprit de Hegel, à comprendre les paradoxes et non à les rejeter. Comment se fait-il que depuis que l’être humain ait conscience de ce qu’est la mort, celui-ci ne fasse que la craindre et la repousser tout en étant capable de se sacrifier au nom de ceux qu’il aime et protège et ce, que ce soit dans un cadre étroit d’une famille ou pour une cause plus large et ambiguë que peut être un peuple, une patrie ou une idéologie ? « L’être humain, tout en reconnaissant la mort, la nie. C’est le seul animal qui ait conscience de la mort et qui, en même temps, la surmonte grâce au mythe » (2019, p. 38)⁠.

1951 va être une année charnière qui marque le début d’Edgar Morin comme chercheur et la fin de son appartenance au parti communiste. En effet, le parti décide de l’exclure au motif d’un article qu’il a publié dans le journal Libération, dont le rédacteur en chef de l’époque est suspecté d’être un agent des services de renseignement français. Il va alors débuter au CNRS « au bas de l’échelle ». Bien que n’ayant pas écrit de doctorat, la commission d’admission considèrera que son ouvrage L’homme et la mort a les qualités requises d’un travail de rechercher et l’intronisera comme chercheur-stagiaire dans la section de sociologie. Son travail ne se limitera toutefois pas à la sociologie et endossera une certaine marginalité. Outre l’intérêt qu’il conserve envers la politique, il va publier sur des domaines aussi divers que l’éducation, le cinéma, la poésie, les romans et bien sûr, sur la pensée complexe...

La pensée

Au niveau épistémologique et scientifique, l’œuvre d’Edgar Morin s’articule autour de plusieurs livres qui ont été publiés des années 1970 aux années 2000. Parmi ceux-ci, Le Paradigme perdu (1973)⁠ représente la première pierre angulaire en faveur d’une réforme de l’épistémologie et de la manière de concevoir la connaissance scientifique. La genèse de cet ouvrage réside dans un colloque international sur « l’unité de l’Homme » qui s’est tenu un an avant sa parution. Cette manifestation a réuni des grands noms de la médecine (dont trois prix Nobel), des biologistes (dont Jacques Monod), mais aussi des anthropologues, des historiens, des psychologues ainsi que des sociologues parmi lesquels : Edgar Morin. La communication de 15 pages qui était demandée s’est transformée, pour ce dernier, en un écrit de 70 pages. Ce qui suffirait aujourd’hui au rejet pur et simple de la soumission, a donné, lieu à sa publication sous forme d’un ouvrage.

Le Paradigme perdu présente une riche analyse anthropologique qui dépasse le renfermement académique de la discipline sur l’aspect culturel de l’homme au détriment des autres dimensions (biologiques, physiques, chimiques, etc.) qui lui sont intrinsèques. L’auteur fait le constat des avancés les plus récentes et montre que les systèmes étudiés se révélaient être plus complexes que ce que les théories classiques avaient jusqu’alors laissé transparaître. Il observe ensuite que l’homme, a au fil du progrès technologique, s’est détaché de ses origines naturelles, tout en ne cherchant qu’à domestiquer la nature. Le développement de l’homme dans le temps et dans l’espace ayant d’autre part donné lieu à tant de civilisations différentes dans les cultures et les histoires, le concept de « nature humaine » a perdu de son essence (paradigme perdu). Malgré quelques essais en faveur d’une union comme celle de Marx, les sciences naturelles et les sciences humaines se sont développées de manières morcelées et isolées en perdant de vue leur cœur original. L’homme, toutefois, n’est « pas constitué de deux tranches superposées, l’une biologique, l’autre psychosociale ; il est évident qu’aucune muraille de Chine ne sépare sa part humaine et sa part animale ; il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-sociologique […] Ainsi, la biologie était enfermée dans le biologisme, c’est-à-dire une conception de la vie close sur l’organisme, comme l’anthropologie était enfermée sur l’anthropologisme, c’est-à-dire une conception insulaire de l’homme. Chacune semblait relever une substance propre, originale. » (1973, pp. 38–40)⁠

Ce n’est que dans les années 1950, avec les avancées de la recherche dans le code génétique, que la biologie va s’ouvrir vers les structures physiques et chimiques en observant les jeux d’interactions, d’information, de transmission de codes entre les millions de cellules qui constituent les systèmes vivants. Ceux-ci sont des systèmes à complexité croissante (principe de néguentropie) autorégulés, soumis à des logiques d’ordre et de désordre et qui font que leur compréhension ne peut se réduire à la seule analyse des éléments constitutifs. À l’époque, les théories biologiques mettant en exergue les écosystèmes (écosystémologie) naturels sont embryonnaires. Jusqu’ici, le système écologique était considéré comme un environnement fait d’un désordre au sein duquel la loi du plus fort était la seule à régner. Or ces avancées révèlent, là encore, la complexité des systèmes écologiques où les espèces végétales et animales interagissent par des liens de prédation, certes, mais également de hiérarchie, de soumission, de conflit, de coopération (cas du héron pic bœuf), de compétition (cas de la mousse et du lichen sur des « niches écologiques »), d’ajustement, de symbiose, d’équilibre, de ré-équilbrage, etc., le tout formant des cycles fondamentaux auto-organisés. Les systèmes de communication entre animaux, pour leur part, qui ont été longtemps résumés à des réactions instinctives ou impulsives portés sur la nourriture et la reproduction, ont dévoilé des champs sémiotiques à la fois plus riches (comportements mimiques, communications olfactives, attitudes stratégiques, etc.) et symboliques (rituels, jeux, etc.) qui ne sont pas l’exclusivité des sociétés humaines. Ainsi, si les systèmes sociaux humains sont complexes, ceux-ci remontent loin dans l’origine des espèces, ce qui peut remettre en question l’idée même que la société soit une invention humaine (op., p. 62)…

Puis, à travers l’étude anthropologique détaillée des primates, des hominiens, de l’homme de Neandertal, de l’homo-sapiens, jusqu’à l’homme actuel, Le paradigme perdu dévoile, à tous les niveaux, la complexité de l’évolution de l’homme et de ses propriétés bio-psycho-sociales (avec des rites, de la culture, de l’art, de la conscience de soi et de la mort, du rêve, de la violence sociétale, les névroses, la sexualité, etc.), fruits d’ordre et de désordre liés à une multitude de facteurs à nature et effets ambivalents, à la fois antagonistes et complémentaires, parfois accidentels dont l’entremêlement fait qu’il est vain de chercher à isoler un fil directeur ou de privilégier une des dimensions comme il en a toujours été l’usage dans la recherche. Il s’agit donc, non pas de faire de la simplification pour comprendre l’anthropologie mais, au contraire, d’identifier les liens inhérents à la biologie et à la physique-chimie. La transdisciplinarité comme un nécessaire à la recherche sur la complexité est ainsi posée comme une scienza nuova qui ne serait pas une « science de plus » mais une nouvelle conception de la science.

Toutefois, sur le plan scientifique et épistémologique, l’œuvre maîtresse d’Edgar Morin est La Méthode, dont les 6 tomes écrits sur 27 ans, totalisent 1932 pages. J’espère que ce nombre puisse à lui seul convaincre le lecteur la nécessité de lire l’œuvre originale, plus que de l’inciter à se contenter de lectures de synthèses et résumés que l’on trouve facilement sur Internet mais qui ne peuvent pas offrir la compréhension de ce qu’est la complexité et la pensée complexe dans toute sa profondeur et sa richesse.

L’introduction du premier tome de La Méthode (1977)⁠ a été faite à New York, la poursuite du document a piétiné à Paris, un brouillon a vu le jour à Florence et sa pleine écriture s’est déroulée dans la région d’Aix-en-Provence. Intitulé « La Nature de la Nature », ce premier volume surprend par la prolixité et la profondeur des domaines qui sont couverts : physique classique et quantique, thermodynamique, chimie, astrophysique (avec notamment la formation des galaxies, des étoiles et des planètes), les systèmes organisationnels et humains, psychologie, sociologie, anthropologie, cybernétique, les sciences de l’information, etc. L’auteur lui-même le décrit aujourd’hui comme « un aérolithe d’un genre inconnu, nourri de toute une culture commune, mais dispersée et compartimentée, livre monstrueux semblant aux uns une grossière vulgarisation et, aux autres, un micmac incohérent de science et de sciences humaines, bref, incompréhensible pour l’esprit qui ne connait que de façon disjonctive, compartimentée et binaire » (Morin, 2019, p. 819)⁠. Pourtant, La Méthode va connaître un succès bien plus retentissant que le Paradigme perdu et même que des œuvres toutes aussi remarquables comme la Théorie du Système Général que Jean-Louis Le Moigne publie la même année (1977)⁠. L’incontestable apport de ce premier tome est la capacité à relier des connaissances de domaines aussi divers en montrant comment elles sont inter-reliées et pourquoi la logique cartésienne par laquelle la recherche et l’éducation se sont développées, ne correspond pas à la manière avec laquelle la nature s’opère depuis la création de l’univers.

Ainsi, le premier tome expose comment les avancées décisives dans la physique (par exemples avec la mécanique quantique et la thermodynamique) et l’astronomie au cours du XXème siècle (par exemples avec la mise en lumière de la formation des étoiles, des galaxies, ou encore la théorie du big bang et de l’expansion de l’univers), témoignent d’une complémentarité entre ordre et désordre que l’on retrouve dans le fonctionnement des systèmes vivants et sociaux. La nature n’est donc pas régie par des lois stables et éternelles, le désordre au contraire fait partie de l’ordre tant recherché. Les systèmes naturels ou sociaux présentent une complexité qui les éloignent d’un fonctionnement mécanique artificiel dont les composants seraient mus par des liens de cause à effet. Ils émergent ou s’auto-produisent de manière autorégulée avec leur environnement, leurs parties sont à la fois causes et conséquences par des relations de récursivité, le tout poursuivant une finalité qui n’est pas prédéterminée. Ce faisant, Edgar Morin alerte contre les méfaits d’une connaissance, et donc d’une recherche, simplificatrice cherchant à représenter le fonctionnement des systèmes naturels et sociaux selon des modèles mécanistes privilégiant la réduction des problèmes ainsi que l’isolement de facteurs d’influence prédéterminés.

L’écriture du second opus de La Méthode démarre dans le Luberon en 1978. Il s’agit du volume le plus épais de l’hexalogie dont les 458 pages seront achevées en un an seulement à Caldine, dans la région de Florence. Baptisé « La vie de la vie » (1980)⁠, ce tome traite de la relation d’autonomie et de dépendance des systèmes biologiques par rapport à leur environnement. Il développe l’interdépendance de l’individu, de la société et une vision élargie de la notion d’écosystème à des niveaux biologiques, sociologiques et écologiques.

Le troisième tome, « La connaissance de la connaissance » (1986)⁠, bien que moins épais que son prédécesseur, est celui des six volumes auquel l’auteur tient probablement le plus et qu’il considère avec le recul comme le « noyau de la méthode » (Morin, 2019, p. 824)⁠. Pourtant, ce nouveau volume sortira dans l’indifférence et sans que la presse ne lui réserve le même accueil qu’à ses prédécesseurs. Dans cet ouvrage, l’auteur appréhende les capacités cognitives, créatrices et même mystiques de l’être humain. Cette anthropologie du cerveau humain montre comment l’esprit et la logique cartésienne demeurent restrictifs pour comprendre comment l’individu créé des connaissances, développe des idées, tâtonne chemin faisant dans environnement ouvert.

Le quatrième tome, « Les idées des idées » (1991)⁠, est en fait un prolongement du précédent mais que l’auteur avait préféré publier dans un tome à part pour éviter un volume trop épais. La formation de la connaissance et des idées est cette fois abordée sous l’angle social, culturel et historique. Selon le milieu dans lequel il évolue, l’individu est influencé par plusieurs normes et Edgar Morin montre comment il cherche et peut s’en autonomiser.

L’auteur mettra dix ans pour publier le cinquième opus de la Méthode. « L’humanité de l’humanité » (2001)⁠ peut être perçu comme une synthèse des précédents volumes, puisque les différents principes clés sont repris. Toutefois, comme en témoigne le titre, Edgar Morin place son analyse au niveau de l’humanité terrienne et s’interroge sur ses risques de dégénération. Il perçoit la société dans toute sa complexité et dans la co-habitation de ses contradictions : le besoin d’amour et de guerre (syndrome de Eros et Thanatos), d’ouverture aux autres et d’isolement, de raison et d’irrationalité, etc.

Enfin, le sixième et dernier tome, sera publié trois ans plus tard seulement (2004)⁠. Simplement intitulé « éthique », son titre rompt donc avec le principe de mise en abyme des précédents. L’auteur développe sa pensée éthique qu’il voit, non pas comme une norme morale de bonne conduite, mais comme l’expression du besoin de reliance aux autres, à la société, voire à l’espèce humaine (Edgar Morin se définit lui-même comme un terrien habitant ce grand village qu’est notre planète). L’éthique a des sources biologiques (issues de notre instinct de protection de la progéniture), sociales (issues du besoin d’appartenance à une communauté). Toutefois, selon Morin, l’éthique ne peut pas reposer sur une approche dichotomique du bien et du mal, du juste ou de l’injuste, puisque ces notions sont ambigües et imbriquées. Nos manières d’agir génèrent souvent des conséquences éloignées des intentions initiales et l’éthique doit inclure l’incertitude de l’action. À une éthique puriste et idéaliste, Morin préfère une éthique procédurale et satisfaisante nous permettant de nous accommoder de la complexité de la vie en société.

Malgré le succès retentissant de ses travaux, à travers le monde (et en particulier, en Amérique latine, en Asie, en Espagne ou au Portugal), Edgar Morin sera longtemps considéré comme un « marginal » au sein même du CNRS du fait de sa posture transdisciplinaire l’épargnant de pouvoir et devoir être étiqueté. Une des critiques récurrentes est la complexité même d’une œuvre justement attachée à étudier la complexité. Comme nous l’avons vu, elle couvre une multitude de domaines (astronomie, biologie, physique, sociologie, anthropologie, économie, technologie, etc.), dans leurs profondeurs et surtout dans leurs interrelations, ce qui demande des connaissances ou du moins une curiosité suffisante pour s’emparer des messages qui tapissent les milliers de pages à lire. Ainsi, la pensée complexe est trop souvent perçue comme une démarche plus abstraitement nécessaire que concrètement utile.

Une autre critique, plus pragmatique, est l’opérationnalisation de ladite « méthode » pour nos esprits occidentaux façonnés par des schémas logiques, rationalistes et cartésiens. Là est justement un des pièges concernant les attentes envers la pensée complexe, elle conduit à une « méthode » et non une  « méthodologie » entendue comme une programmation quant à la manière de conduire une recherche ou plus généralement une analyse. Cette confusion est un piège dans lequel tombent trop de chercheurs et de praticiens. Comme le précisait Riveline ou Martinet, la complexité dont il est question dans l’œuvre de Morin n’est pas une complexité « de contenu » mais « de sens ». Ainsi, l’amalgame est souvent fait entre « pensée complexe » et « systèmes complexe », ce qui est la marque d’une ignorance mutuelle entre les deux conceptions de la complexité (Roggero, 2008)⁠. Les deux ont un socle commun autour de théories de l’information, de la cybernétique, de l’auto-organisation, du chaos, etc.  (Rodriguez Zoya & Roggero, 2011)⁠, toutefois, les « systèmes complexes » correspondent à des développements de techniques et des méthodes qui visent à fournir des outils opératoires pour appréhender la complexité. Souvent basés sur des approches multi-agents ils permettent, techniquement, une investigation plus fouillée que les approches analytiques (phénomène d’auto-émergence, de bifurcation, de chaos, etc.). Beaucoup de centres de recherche ont ainsi fleuri  à travers le monde pour produire ces outils employés dans des domaines allant de la biologie (par exemple sur l’analyse des processus auto-organisés dans les écosystèmes) à la sociologie (par exemple sur l’émergence des réseaux sociaux). Malgré leur sophistication technique et la puissance de traitement qu’ils possèdent, notamment grâce aujourd’hui aux algorithmes d’Intelligence Artificielle, les systèmes complexes n’impliquent pas, par eux-mêmes, un changement de paradigme épistémologique, une réflexion éthique et politique comme la pensée complexe le requiert. Cette confusion conduira d’ailleurs l’auteur à distinguer « complexité générale » et « complexité restreinte » (Morin, 2007)⁠.

La pensée complexe d’Edgar Morin invite d’abord à « bien penser » c’est-à-dire à développer un raisonnement favorisant la conscience et la modélisation des phénomènes étudiés par leurs interactions avec les autres phénomènes constitutifs de leur environnement et non en cherchant à en contrôler ou réduire les effets par un souci de simplification castratrice. C’est la simplification (et non la simplicité) qui est le contraire de la complexité, c’est-à-dire la démarche logique suivie pour caractériser et déformer le phénomène étudié en fonction de nos schémas de pensée. La complexité n’est donc pas une forme de dégradation de l’environnement par rapport à la capacité humaine à comprendre et à agir. Elle n’est ni une boîte noire, ni une boîte de Pandore. Elle n’invite pas à « botter en touche » ou au renoncement dans un monde où l’individu a de plus en plus de mal à en comprendre les dysfonctionnements et changements. La complexité, n’est pas ce mot « passe-partout » pour expliquer a posteriori la catastrophe inattendue produite par le battement d’aile d’un quelconque papillon on ne sait où ! Enfin, et peut-être surtout, elle n’est pas une quête infinie et insatiable visant à découvrir les enchevêtrements de causes et de connaissances permettant d’expliquer pourquoi ce papillon a pu, à un moment donné, être à l’origine d’un tel déchainement. Quand bien même nous pourrions découvrir ce mystère, quelle utilité justifierait un tel effort ? Comme prévenait Morin dès la fin du premier tome de la Méthode : « à supposer que nous voudrions une observation exhaustive sur un objet, nous serions entrainés dans une spirale infinie auxquelles participe cet objet et dont il procède […] La connaissance portée à l’absolue est autodestructrice » (1977, pp. 355–356)⁠.

La pensée complexe ne prétend pas chercher à connaître un phénomène dans son intégralité (c’est-à-dire de manière exhaustive), mais à le comprendre dans son intégrité (c’est-à-dire par rapport à sa propre dynamique auto-générative en lien avec son environnement). Elle révèle les limites de la raison logique classique que nous mobilisons en recherche, dans le monde professionnel comme dans notre quotidien. Ainsi, au sein des organisations appelle-t-elle une stratégie par laquelle, l’acteur « créé des formes et des structures nouvelles, tente de faire sens dans le magma par des spécifications et des clôtures provisoires dans son environnement, qui lui confèrent pour un temps, les bases de son identité. » (Martinet, 2006, p. 42)⁠. La pensée complexe constitue un appel à reconsidérer nos schémas de pensée et nos modes d’action. Pour autant, elle n’est pas exclusive, ne vise pas non plus, comme cela est souvent perçu, à supplanter l’approche déterministe positiviste mais à la transgresser aux endroits où elle cesse d’être opérationnelle (Morin & Le Moigne, 1999, p. 150).

De tous bords, et dans tous les domaines, la complexité appelle à l’imagination, à l’innovation, bref à la stratégie qui seule permet d’avancer dans l’aléatoire et l’incertain (Morin, 1970, p. 178)⁠. Elle rend caduque une pensée et une science closes repliées sur elles-mêmes. « Il est tonique de s’arracher au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer, le monde, la vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts. » (Morin, 1973, p. 260)⁠.

Le problème est que dans les manières avec lesquelles la recherche reste opérée de nos jours, demeure un héritage des dogmes positivistes qui ont tendance à soutenir le quasi-réflexe de chercher à simplifier les problèmes en isolant l’objet de recherche de cette complexité qui lui est inhérente. La compréhension des phénomènes naturels ou sociaux conduit à être exposé à leur propre complexité. Pour les étudier, il convient d’avoir un mode de raisonnement qui n’est pas celui de la rationalité mathématique déterministe. Simon parlera de bounded rationality, concept mal traduit et interprétée comme « rationalité limitée » en faisant référence en fait, non à la raison, mais aux capacités de calculs de l’être humain (bien sûr limitées). Morin en 1979 fera plutôt la distinction moins ambiguë entre « rationalité fermée » et « rationalité ouverte ». Ainsi, inspiré de la théorie des systèmes, de la cybernétique et de la théorie de l’information de Shannon, le paradigme Morinien, propose donc d’autres principes pour se représenter un objet de recherche et le modéliser. Ceux-ci ne sont pas exclusifs mais imbriqués dans un ensemble conceptuel à appréhender dans sa globalité et son articulation.

•        Le principe systémique implique que réduire un phénomène en isolant ses différents composants est une approche réductrice. En effet, un système (biologique, naturel, social ou autre) est plus que la somme de ses parties, car des qualités ou propriétés nouvelles apparaissent dans l’organisation que les composants ne possèdent pas seuls. En même temps, le système est moins que la somme des parties, car certaines qualités des composants sont inhibées par l’organisation de l’ensemble. Un système doit donc être étudié conjointement dans sa globalité et dans le détail de ses composants. L’enjeu n’est donc pas d’identifier l’influence marginale de « facteurs isolés », mais la manière dont ils se combinent mutuellement, s’autoalimentent tout en montrant comment ils sont eux-mêmes influencés par le système auquel ils contribuent.

•        Le principe hologrammatique est proche du précédent en ce sens qu’il rejette la séparation entre les niveaux macro et micro. Il met en relief que l’on ne peut pas connaître le système sans en connaître les composants, de même qu’il est impossible de connaître les composants sans connaître le système dont ils font partie. Notre corps est constitué de cellules vivantes dont chacune possède la totalité du patrimoine génétique. Au niveau social, une société est constituée d’individus (dans laquelle ils se développent, s’éduquent, travaillent, etc.) ; et chez chaque individu la société est également présente (par le langage, la culture, les normes, etc.). Ceci ne signifie pas qu’un phénomène ne peut être étudié autrement que dans son intégralité, mais que l’étude d’une des parties de ce phénomène, ne peut se faire qu’à la lumière de ses interdépendances avec les autres parties et avec le tout. Ce principe rejoint l’argument évoqué précédemment selon lequel, la complexité se retrouve derrière chaque objet de recherche.

•        Le principe de boucle rétroactive, inspiré de la théorie des systèmes, montre comment dans les phénomènes naturels et sociaux, l’effet agit sur la cause, et qu’ils ne sont donc pas mus par de simples liens de cause à effet dont il reviendrait à en mesurer la force. Comme dans un système homéostatique en biologie ou de chauffage où le thermostat régule le niveau de chaleur à produire, la boucle rétroactive rompt l’idée de linéarité de la relation entre les parties d’un système et vise à maintenir un état d’équilibre apparent qui est en fait une succession d’états de déséquilibres et de rééquilibres. La rétroaction n’est donc pas, comme la cybernétique tend à le modéliser, une correction linéaire visant à annuler les effets d’une autre action linéaire, c’est un processus récursif visant à se rapprocher d’un équilibre.

•        Le principe de boucle récursive, en lien avec le principe précédent, est cette boucle génératrice au sein de laquelle les produits et les effets sont à leur tour producteurs et causateurs de ce qui les produit. Les individus construisent la société de par leurs interactions, et celle-ci, en tant que tout émergeant, produit l’humanité des individus en leur apportant le langage, la culture, les normes, etc. Les motivations intrinsèques (le salaire par exemple) et extrinsèques (la reconnaissance par exemple) stimulent ces individus à réaliser un travail, mais c’est également le fait d’agir qui, en retour, leur permet de prendre conscience de leurs véritables motivations.

•        Le principe d’autonomie, également qualifié « principe d’auto-éco-organisation », précise que les systèmes biologiques et sociaux sont autonomes dans leur organisation et dans leur production, mais qu’ils dépendent de leur environnement pour entretenir cette autonomie. Le développement d’un arbre n’est pas préprogrammé (aucun arbre ne poussera à l’identique d’un autre), il est donc autonome dans sa croissance tout en puisant dans les sources d’énergie de son environnement (lumière, eau, sol, etc.). Même chose pour un humain, même chose pour une organisation et un groupe social.

•        Le principe dialogique recommande de ne pas exclure, comme nous avons tendance à le faire, des notions qui apparaissent comme opposées. Dès le premier tome de la Méthode, Morin montre comment les notions d’ordre / désordre sont intrinsèques à la création et au fonctionnement des systèmes et ce, qu’il s’agisse de la formation d’une étoile, des particules physiques ou des systèmes biologiques. Plus une organisation est complexe, plus elle est apte à accueillir du désordre (Morin, 1977, p. 354)⁠. En recherche, il convient de faire sens avec des paradoxes et des contradictions pouvant être vus comme les deux faces d’une même pièce. Par exemple, l’acceptation n’est pas incompatible avec le rejet (un individu peut accepter de faire quelque chose sous contrainte ou résignation tout en la rejetant), une désorganisation n’est pas incompatible avec la notion d’organisation (une ad-hocratie est une forme d’organisation informelle).

•        Le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance. Tout objet ou processus artificiel contient les traces de son créateur, toute connaissance (théorique ou pratique) est une œuvre de l’esprit d’un être humain à un moment donné, dans un contexte donné et avec une intention donnée. Comme l’écrivait Lévi-Strauss (1950)⁠ îdans une science où l’observateur est de même nature que son objet, l’observateur est lui-même une partie de son observation ». Selon la pensée complexe, il n’est donc pas suffisant de reconnaître la non neutralité du chercheur observateur ou créateur. Outre le détail du contexte et du protocole scientifique, le chercheur doit faire sa propre anthropologie et dévoiler quelles étaient ses croyances, intentions, états d’esprits liés à son projet.

Alors que nos modèles éducatifs, nous ont appris, à définir et isoler un périmètre d’étude afin de contenir le phénomène étudié dans un cadre simplificateur, la pensée complexe nous appelle à relier nos objets d’étude aux autres dimensions de l’environnement (interne et externe à l’entreprise). Il s’agit de s’efforcer de ne pas simplifier le problème, mais au contraire à entrevoir la complexité qui le lie à son environnement. Cela n’implique pas d’embrasser toute les connaissances de tous les domaines liés à son sujet mais de mettre en exergue les liens en question afin de faire sens de la complexité dudit sujet. Le problème est moins que la connaissance scientifique se soit développée par discipline, que les clôtures que ces disciplines ont dessinées autour d’elles. La transdisciplinarité est plus un exercice visant à « créer des ponts », qu’une accumulation encyclopédique de connaissances dispersées. Face aux « faiblesses du mode de connaissance qui nous a été inculqué : celui-ci nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et multiple ; il sépare et compartimente les savoirs au lieu de les relier ; il se borne à prévoir le probable alors que surgit sans cesse l’inattendu » (Morin, 2020, p. 42)⁠.

L’inattendue pandémie du Covid aurait pu être l’occasion de reconsidérer profondément nos schémas de pensée et nos modalités d’action, mais l’arrivée d’un vaccin aura visiblement suffi à la société de « tourner la page » de sa foi ébranlée dans la puissance triomphante de la science soumettant la nature à ses propres certitudes. Actuellement, l’inattendu ne cesse de surgir de manière conjointe au travers du dérèglement climatique, de la guerre en Ukraine, de l’inflation, de la perte du pouvoir d’achat. Cette crise multidimensionnelle, sans précédent est donc, de nouveau, l’occasion d’adopter une pensée propre à affronter les problèmes que les complexités posent à chacun en tant qu’individu, citoyen, et humain, emporté dans l’aventure de la mondialisation. La pensée complexe n’étant pas une méthodologie dont il suffirait d’appliquer une liste de règles, mais un modèle mental qui se distingue des modèles rationnels classiques, se pose la question de notre responsabilité dans nos modèles d’enseignements envers nos étudiants essentiellement formés à circonscrire, simplifier et résoudre des « problèmes » sans forcément apprendre, en premier lieu, à « bien les penser ».

 

Références

Lecompte F. (2023), Edgar Morin en suivant la voie, l’Archipel.

Lévi-Strauss C. (1950), “Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss”, in Mauss, M. (Ed.), Sociologie et Anthropologie, Presses universitaires de France, Paris.

Martinet A.-C. (2006), “Stratégie et pensée complexe”, Revue Française de Gestion, vol. 32, n°160, pp. 31–46.

Meissonier R. (2021), Epistémologie en sciences sociales : entre histoire et personnages, L’Harmattan, Paris.

Le Moigne J.-L. (1977), La théorie du système général, Presses Universitaires de France.

Morin E. (1951), L’homme et la mort, Corréa.

Morin E. (1959), Autocritique, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (1970), Introduction à la pensée complexe, ESF.

Morin E. (1973), Le paradigme perdu : la nature humaine, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (1977), La méthode, tome 1 : la nature de la nature, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (1980), La méthode, tome 2 : la vie de la vie, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (1986), La méthode, tome 3 : la connaissance de la connaissance, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (1991), La méthode, tome 4 : les idées, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (2001), La méthode, tome 5 : l’humanité de l’humanité, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (2004), La méthode, tome 6 : éthique, Editions du Seuil, Paris.

Morin E. (2007), “Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique”, in Le Moigne, J.-L. and Morin, E. (Eds.), Intelligence de La Complexité : Épistémologie et Pragmatique, Actes Du Colloque de Cerisy, Editions de L’Aube.

Morin E. (2014), Enseigner à vivre, Babel.

Morin E. (2019), Les souvenirs viennent à ma rencontre, Fayard, Paris.

Morin E. (2020), Changeons de voie. les leçons du coronavirus, Denoël, Paris.

Morin E. & Le Moigne J.-L. (1999), L’intelligence de la complexité, L’Harmattan.

Rodriguez Zoya L.G. & Roggero P. (2011), “Sur le lien entre pensée et système complexes”, Hermès, La Revue, vol. 2, n°60, pp. 151–156.

Roggero P. (2008), “Pour une sociologie d’après La Méthode”, Communications, n°82, pp. 143–159.

 

 

 

 

 

 

[1]Pour une retranscription plus complète, voir Autocritique (1959)⁠, Les souvenirs viennent à ma mémoire (2019)⁠, ainsi que le récent ouvrage de Francis Lecompte, Edgar Morin en suivant la voie (2023)⁠ dont la complétude biographique permet de découvrir la génèse des pensées du philosophe.

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