N°2 / Langage et pensée complexe

Réflexions d’une doctorante sur la notion de « réflexivité éthique » en didactique des langues : une question de reliance ?

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Maël Meur

Résumé

Résumé

La notion de « réflexivité éthique » qui apparait désormais dans le serment que les docteurs prêtent à l’issue de leur soutenance de thèse invite la doctorante que je suis à s’interroger sur sa signification dans la recherche en didactique des langues. Aussi, je me propose d’interroger cette notion au regard du dialogue binoculaire possible entre la philosophie et la science (Morin, 1994). Après une première réflexion sur ses formes et ses enjeux pour le doctorant apprenti-chercheur, j’envisage une mise en dialogue entre la notion d’éthique de reliance (Morin, 2004) et la palette des « je » (Boch, 2023) présents dans quatre notes de synthèses d’enseignants-chercheurs produites dans le cadre de leur habilitation à diriger des recherches. À l’aide du cadre d’analyse de l’interactionnisme socio-discursif (Bronckart, [1997] 2022), j’observe en particulier dans quelle mesure les mondes discursifs créés par les auteurs s’inscrivent dans des conduites éthiques de reliance. En étudiant les textes de chercheurs chevronnés, il s’agit ainsi de réfléchir à la construction de mon propre ancrage épistémologique et théorique.

Mots-clés : doctorant – enseignant-chercheur – réflexivité – éthique (adj.) – reliance

 

Abstract

The notion of "ethical reflexivity", which now appears in the oath that PhD students take at the end of their thesis defense, invites me, as a PhD candidate, to consider its significance in language didactics research. I therefore propose to examine this notion in terms of the possible binocular dialogue (Morin, 1994) between philosophy and science. After an initial reflection on its forms and its takes and what is at stake for the doctoral student apprentice researcher, I envisage a possible dialogue between the notion of the ethics of reliance (Morin, 2004) and the range of "I's" (Boch, 2023) present in four teacher-researchers' summary notes produced for the habilitation to direct research. Using the analytical framework of socio-discursive interactionism (Bronckart, [1997] 2022), I observe to what extent the discursive worlds created by the authors are part of ethical conducts of reliance. By studying the texts of seasoned researchers, the aim is to reflect on the construction of my own epistemological and theoretical anchorage.

Keywords : PhD candidate – teacher-researcher – reflexivity – ethic (adj.) – reliance

Mots-clés

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Réflexions d’une doctorante sur la notion de réflexivité éthique en didactique des langues : une question de reliance ?

Le sujet humain est égocentrique, dans le sens où il s’affirme en se mettant au centre de son monde. Mais, dans son « je », il inclut un « toi » et un « nous », et il est capable d’inclure son « je » dans un « toi » et un « nous ».

Edgar Morin, Le Monde de l’éducation, Juillet – Août 2001

 

Avant-propos

Dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe, Morin ([1990] 2005) présente sa vision d’une pensée qui relie théorie, méthodologie et épistémologie en un ensemble cohérent et mouvant. Il y précise que « ce que la pensée complexe peut faire, c’est donner à chacun un mémento, un pense-bête, qui rappelle [de ne pas oublier] que la réalité est changeante, [de ne pas oublier] que du nouveau peut surgir et de toute façon, va surgir » (p. 111).

Cela rejoint, me semble-t-il, les premières réflexions épistémologiques que se pose tout chercheur en sciences humaines et sociales, sur le statut à la fois scientifique et social de la connaissance qui sera produite à l’issue de sa recherche, qu’elle soit doctorale ou non. À l’image des fondations d’une maison, ces premiers ancrages contribuent en effet à transformer le projet d’étude du chercheur en un parcours singulier et collectif qui inscrira sa recherche dans l’ensemble des travaux de la discipline (Blanchet et Chardenet, 2011, préambule du Chapitre 1). Ces ancrages interrogent également son impact « écologique », autrement dit le sens même de la recherche comme bien commun. Par suite, le chercheur devra garder à l’esprit que la complexité de son terrain de recherche pourra nécessairement le conduire à modifier, préciser ou encore enrichir ses premières orientations provisoires. Mais la composition inédite du cadre théorique de la recherche, comparable à la réalisation des plans d’auto-construction d’une maison (Grant et Osanloo, 2014 cités dans Brière, 2021), s’effectuera en cohérence avec ce premier cadrage épistémologique, où entrent déjà en jeu (et en « je ») les présupposés éthiques et épistémologiques du chercheur.

Pour filer la métaphore, en formation doctorale, une grande partie de la revue de littérature consiste à outiller sa réflexion et aiguiser son regard par rapport à son terrain et son objet d’étude, à l’aide des connaissances architecturales déjà construites par de précédents bâtisseurs. En ce sens, c’est à une réflexion scientifique et à une « réflexion de type méta-scientifique » (Blanchet, 2011, p. 9) que se confronte donc l’enseignant-chercheur en devenir, puisque son étude a pour finalités de produire une connaissance scientifique nouvelle, dans le respect des critères d’éthique et d’intégrité scientifique de son champ de recherche, et également « métadisciplinaire » (Gerini, 2004), consciente des ancrages historiques et épistémologiques de sa discipline, en développant une réflexion sur son historicité et pas seulement sur son histoire (Spaëth, 2014, p. 243). De ce point de vue, Beacco (2011) souligne à l’attention des jeunes chercheurs combien la diversité mais surtout la configuration des savoirs sollicités, produits et circulants tient à la manière dont les chercheurs y réfléchissent (pensent et donnent à voir) le terrain. De plus, cette configuration participe de « l’ancrage épistémologique de l’ensemble du champ » (p. 36) dans la mesure où la contextualisation des objets et des méthodes « vise à clarifier la variabilité et les relations entre les formes de la connaissance produites ou convoquées en didactique des langues » (p. 32).

C’est dans cette perspective que je souhaiterais inscrire cette contribution, qui peut s’apparenter dès lors à un extrait de journal ou de carnet de thèse tentant d’appréhender la pensée complexe comme posture épistémologique en formation doctorale.

 

1 - Introduction

Dans le cadre de ce numéro thématique, je me propose d’explorer dans quelle mesure le « dialogue binoculaire » (Morin, 1994) entre la science et la philosophie peut permettre d’éclairer le processus de réflexivité éthique de l’enseignant-chercheur, afin de mieux comprendre les enjeux d’une telle réflexivité.

Selon Edgar Morin, la disjonction moderne occidentale entre science et philosophie a conduit à l’amputation de la pensée. Mais la distinction entre les deux offre le recul nécessaire pour admettre la complexité car elle permet de considérer la connaissance en distinguant le fait de la valeur, la science de la morale ou de l’éthique[1] en protégeant ainsi la pensée de l’obscurantisme :

Si le regard philosophique procure le recul nécessaire pour considérer la science, le regard scientifique procure le recul nécessaire pour considérer la philosophie. Aussi leur dialogue binoculaire pourrait procurer le nouveau recul qui nous est nécessaire pour considérer la connaissance. Dès lors, science et philosophie pourraient nous apparaître comme deux visages différents et complémentaires du même : la pensée. C'est donc, non seulement à l'interface de l'une et de l'autre, mais en tentant une communication rotative de l'une et de l'autre que je m'avancerai. On ne délivre nul visa pour de tels circuits, et plus on progresse, plus on transgresse… (Morin, 1994, p. 265)

Après une première tentative de problématisation de la notion de réflexivité éthique, j’exposerai de quelle manière les pratiques discursives d’enseignants-chercheurs peuvent être envisagées comme des pratiques professionnelles réflexives et des conduites éthiques de reliance (Morin, 2004). Puis je présenterai mon corpus d’étude : les références philosophiques à la pensée d’Edgar Morin présentes dans quatre notes de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches (désormais HDR) d’enseignants-chercheurs chevronnés. J’expliciterai dans le cadre d’une éthique de cadrage (Cadet et Carlo, 2015, p. 12) comment celui-ci s’est constitué. À l’aide du cadre d’analyse de l’interactionisme socio-discursif (Bronckart, [1997] 2022), j’explorerai ensuite les conditions de production et les contenus thématiques de quelques segments discursifs en étudiant notamment la palette des « je » (Boch, 2023) qu’ils développent. Je discuterai enfin les apports qu’une telle lecture de ces synthèses peut apporter dans le cadre d’une formation doctorale à et par la recherche (rapport à l’écriture en recherche, rapport à l’épistémologie des disciplines, rapport à la communauté de chercheurs). 

 

2 - Quelques cheminements théoriques

2.1 De la question de la réflexivité éthique du doctorant

En exhortant le doctorant à cultiver une réflexivité dite éthique dans la suite de son parcours, le serment doctoral redéfinit me semble-t-il la position du doctorant (Filippo, François et Michel, 2012) au regard de son expérience professionnelle de recherche (JORF n°0122 du 27-05-2016) et interroge également sa signification en sciences du langage et en (socio)didactique des langues.

Depuis la diffusion des travaux de Donald Schön dans les années 1990, nombre de professionnels de la relation (d’accompagnement, de soin, d’éducation, d’enseignement et de recherche) travaillent désormais sous la tutelle du « praticien réflexif » (Schön, [1983] 1994 trad.), devenu en quelques décennies le maitre-mot du professionnalisme de ces acteurs. Le doctorant n’échappe pas à la règle puisque depuis la mise en application au 1er janvier 2023 de l’article 19 bis du cadre de la formation doctorale[2], il prête désormais serment de respecter les principes et exigences de l’intégrité scientifique dans la suite de sa carrière professionnelle en cultivant la rigueur intellectuelle et la réflexivité éthique qu’il aura développées au cours de sa recherche. Cet engagement soulève de premières questions, relatives à mon parcours expérientiel de doctorante. Ainsi, pour paraphraser Tardif (2012), je me demande dans quelle mesure, finalement, devenir enseignant-chercheur ne me condamne pas à un régime de réflexivité sur ma propre activité professionnelle et ma propre identité[3]. En l’occurrence, comment ma formation doctorale, en tant que formation à et par la recherche et expérience professionnelle de recherche (JORF n°0122 du 27-05-2016), peut-elle me permettre de me libérer du carcan (du paradigme) réflexif dans lequel je suis déjà « enculturée » (cf. Mead, 1930) en tant qu’enseignante formée à l’IUFM[4] dans les années 2000 ? Comment réduire les biais de cette forme d’injonction à la réflexivité analysés dans la formation des enseignants (Tardif, Borgès et Malo, 2012) et dont l’évaluation reste problématique (Huver et Cadet, 2010) ? Comment tendre vers une posture réflexive éthique portant sur les outils et les objets de l’enseignant-chercheur en didactique des langues ?

 

2.2 À l’activité réflexive de l’enseignant-chercheur

L’exigence réitérée de réflexivité, communément admise « comme un gage d’efficacité personnelle et professionnelle (être un praticien réflexif) » (Rivière, 2011), peut être en effet perçue comme « un exercice de réflexivité contrainte », non pas tant du point de l’exercice réflexif en tant que tel (bien qu’il reste cependant à définir) que du point de vue du « contexte vécu comme contraignant au regard d'enjeux, eux-mêmes vécus comme redéfinitoires de ce que l’on peut appeler plus fondamentalement une identité qui n’est pas que professionnelle comme toujours lorsqu’il est question d’identité quelle qu’elle soit » (Pierozak, 2009, p. 57).

La posture réflexive dans la formation des enseignants-chercheurs apparait en effet à la fois comme le but à atteindre (se construire une identité professionnelle) et le moyen de l’atteindre (en s’appuyant sur sa pratique professionnelle en construction). En d’autres termes, c’est en forgeant qu’on devient forgeron mais, comme le soulignait déjà Schneuwly en 2012, en posant la pratique (professionnelle) comme objet de la réflexion, le paradigme réflexif permet difficilement de thématiser « les technologies de la profession [les outils et les objets], élaborées historiquement » (p. 88). D’un point de vue didactique, la valorisation d’une réflexion en soi sur « le tout de l’action » (p. 85) au détriment d’une réflexion dans l’action ne permet pas réellement d’envisager « le problème de la construction des connaissances en tant que telles » (p. 79). De fait, « la notion de réflexivité [dans les documents et référentiels du métier] est appréhendée de différentes manières, voire pas du tout » (Huez, 2022, p. 10). L’activité réflexive de l’enseignant-chercheur parait alors davantage envisagée sous l’angle de son développement professionnel et de l’utilisation des connaissances que de son ancrage disciplinaire et des conditions de production des connaissances. Or, une posture réflexive ne peut se définir de manière purement formelle : « réfléchir [dans l’action et] sur son action signifie aussi s’inscrire dans des courants de pensée didactiques et disciplinaires, marqués notamment par les principes méthodologiques circulants dans un champ donné » (Bishop et Cadet, 2015, p. 9).

Une réflexivité dite éthique interroge donc nécessairement la relation entre la discipline scientifique d’appartenance et les valeurs sociales[5] qui la sous-tendent. De ce point de vue, « tout regard sur l'éthique doit percevoir que l'acte moral est un acte individuel de reliance : reliance avec un autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société » (Morin, 2004, p. 18-19). Mais, complexité oblige, dans la mesure où « la reliance ne peut être dissociée de la déliance, son double antagoniste et complice » (Bolle de Bal, 2009, p. 194), toute éthique de reliance (à soi, aux autres, au monde) suppose donc toujours également une éthique de déliance (aux fins de se désaliéner, de s’affranchir des doxas, de conquérir sa liberté, etc.).

En sociologie de l’éducation, selon Gewirtz et Cribb (2008), la réflexivité éthique renvoie à l’usage selon lequel la rigueur scientifique exige des chercheurs qu’ils rendent compte de la manière dont les « jugements de valeur implicites de leurs travaux » (p. 121) influencent leurs recherches. Elle renvoie également à l’articulation entre production des connaissances et utilisation de ces connaissances, dont la distinction ne tient pas dans la pratique selon les auteurs : « la façon dont les comptes-rendus sont construits, le langage utilisé, les facteurs mis en avant et les modèles explicatifs [ou descriptifs] invoqués portent tous en eux des jugements sur ce qui est faisable et souhaitable » (p. 118).

On retrouve ici l’un des questionnements récurrents de la recherche en didactique des langues et des cultures, lié à l’explicitation de ses présupposés. En effet, bien qu’elle soit « souvent sinon toujours une recherche-action (à finalité directe de formation et/ou d’intervention institutionnelle, politique, etc.) » (Blanchet, 2011, p. 9), celle-ci procède d’une démarche plus large de modélisation des démarches de formation et de recherche pour l’enseignement-apprentissage des langues. Comme le soulignent Cadet et Carlo (2015) : « les démarches (de formation comme de recherche) adoptées et les objets didactiques reçus ou les objets didactiques construits, dans leur variété, s’ancrent autour de la question de la réflexivité » (p. 9) et invitent de fait les chercheurs à envisager leurs pratiques discursives comme des pratiques professionnelles réflexives. Dans un numéro consacré aux pratiques langagières en formation dans l’enseignement supérieur, Daunay et Treignier (2004) définissent cette réflexivité comme une réflexivité dialogique dans le sens où elle s’inscrit dans « un double mouvement interactif de compréhension de son propre discours et d’appréhension du discours de l’autre » que celui-ci soit celui des pairs ou des experts (p. 5). Aussi, lorsque Pierozak (2009) s’interroge sur la réflexivité de « l’enseignant surtout chercheur », elle considère que celle-ci « ne suppose pas de « se mettre à distance » de soi, mais plutôt de comprendre comment l'autre vous construit pour « négocier » ensemble cette construction » (p. 64). In fine, la recherche en didactique des langues envisage plus généralement le praticien réflexif comme un « praticien discursif » (Bronckart et Bulea Bronckart, 2009, p. 50), en capacité d’interpréter de manière variée son activité pour la saisir sous différents angles d’attaque.

 

2.3 En passant par l’énonciation des « je » dans les écrits de recherche

Dans cette perspective, les pratiques d’écriture réflexives en formation et en recherche apparaissent comme des instruments puissants d’une « transformation de soi comme sujet, consciente et socialement balisée » (Vanhulle, 2004, p. 29). Pour autant, si d’aucuns contestent la place et le rôle structurant de l’écriture dans la construction de la posture réflexive, nombre de chercheurs reconnaissent également la difficulté à évaluer ce processus ou ce cheminement. Au sujet du rôle que l’écriture joue dans son parcours d’enseignante-chercheuse, Cadet (2014) relate ainsi combien « son rôle d’activité réflexive et d’exposition […] exerce à plein, au fur et à mesure [qu’elle] la pratique, son pouvoir (trans)formateur et organisateur » (p. 11). Mais elle souligne également la difficulté à évaluer les écritures réflexives, dans la mesure où celles-ci s’actualisent dans des genres de textes variés, même si on conçoit généralement qu’elles recouvrent une posture énonciative autobiographique (Cadet, 2017). Pour l’enseignant-chercheur, « la question n’est donc pas : « Suis-je réflexif ? », mais « Est-ce que j’assume et revendique mon historicité par le biais d’une posture réflexive (dont les modalités restent à définir) ? » » (de Robillard, 2007 cité par Bibauw et Dufays, 2010, p. 19). Et pour le doctorant apprenti-chercheur la question reste la suivante : comment, selon quelles modalités, est-ce que je peux prendre conscience de mon historicité ?

Dans une note de synthèse récente portant sur les conceptions de la réflexivité dans l’écriture de recherche, Boch (2021) constate que la question du positionnement de soi du doctorant dans l’écriture reste encore relativement peu outillée. Elle propose alors de compléter « la palette des je symbolisant [les] différents positionnements énonciatifs » de cette écriture – le « je-empirique », qui renvoie à soi en tant que sujet subjectif et le « je-épistémique », centré sur l’objet de savoir en tant que chercheur objectivant – par celle d’un « je-réflexif » (Boch, 2023, p. 2). Pour l’auteure en effet, l’effacement énonciatif (Vion, 1998 cité par Boch, 2023) du sujet scripteur dans le je-épistémique (orienté vers le savoir savant), soulève un certain nombre de questions chez les doctorants, qui se demandent notamment ce que peut signifier cette idée de construire un point de vue si leurs justifications sont nécessairement extérieures à leur expérience de sujet.

Boch (2023) identifie ainsi trois variantes du je-réflexif, plus ou moins imbriquées aux épistémologies des disciplines : un je-réflexif intégratif dans lequel le sujet scripteur interroge son expérience singulière (ses pratiques et ses représentations) au prisme du savoir savant ; un je-réflexif engagé dans lequel le sujet-scripteur justifie et argumente ses choix en référence à des valeurs pour penser les implications sociales et politiques de sa recherche et un je-réflexif éthique, dans lequel le sujet-scripteur présente ses cadres interprétatifs et qui « renvoie à la nécessité d’expliciter (pour soi et pour autrui) ses propres modes et cadres de pensée et d’être à l’écoute de ceux des autres » (p. 8).

Tableau extrait de Boch (2023, p. 9)

 

3 - Corpus et approche méthodologique

Dans le cadre de ce numéro thématique et dans la perspective de mieux comprendre les représentations de la réflexivité éthique dans l’écriture, je me propose d’aborder très modestement cette question de la construction des « je » épistémique et réflexif, en partant de références philosophiques présentes dans des notes de synthèse d’HDR. Je m’appuie pour ce faire sur un corpus constitué à partir de travaux orientés par une sociodidactique de terrain (Blanchet et Rispail, 2011) et qui peuvent s’inscrire dans une démarche plus large d’ouverture « à une didactique des langues en contexte envisageant avant tout les contacts des didactiques sur le terrain » (Cadet, 2020, p. 53). J’explore les références à la philosophie d’Edgar Morin présentes dans les synthèses de quatre enseignants-chercheurs[6] – Auger (2009) ; Bretegnier (2016) ; Miguel-Addisu (2020) et Sauvage, (2014) – dont les travaux et les démarches de recherche révèlent une attention marquée aux locuteurs autant qu’aux langues et peuvent à mon sens s’inscrire dans la définition suivante de la sociodidactique :

Une didactique articulée à la variété des contextes dans leurs aspects politiques, institutionnels, socioculturel et sociolinguistique d'une part, mais aussi à la variété et la variation langagière, linguistique et sociale, interlectale et interdialectale, d'autre part, et pour laquelle sociolinguistique scolaire et didactique du plurilinguisme sont 2 champs qu'il est absolument nécessaire de convoquer concomitamment, pour l'élaboration de politique linguistique et éducative cohérentes. (Cortier, 2007 cité par Dabène et Rispail, 2008, p. 12)

Ces travaux relaient les questions auxquelles tout doctorant apprenti-chercheur et étudiant-scripteur est confronté : celle de « l’articulation entre expérience subjective et objectivation scientifique […] en fonction des épistémologies des communautés scientifiques de référence » (Boch, 2023, p. 2) et celle d’une première expérience de reliance et de déliance (cf. infra) à autrui et à la communauté scientifique. Ce corpus, issu de mes lectures doctorales, a donc été arrêté, pour cette contribution, au regard des titres des synthèses faisant toutes mention d’un rapport entre didactique des langues et sociolinguistique : « Parcours sociolinguistique et didactique » (Miguel Addisu, 2020) ; « Sociolinguistique/Didactique de la variation » (Auger, 2009) ; « Acquisition et Didactique des langues » (Sauvage, 2014) ; « Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires : Vingt ans au cœur et aux marges de la sociolinguistique » (Bretegnier, 2016).

D’un point de vue méthodologique, si la réflexivité éthique de l’enseignant-chercheur ne peut se rattacher à aucun genre de texte particulier puisque tout texte empirique est nécessairement singulier, j’émets cependant l’hypothèse que les types de discours mis en forme dans les synthèses, peuvent permettre d’observer les différents « je » épistémique, réflexif et empirique des auteurs, à travers le dialogue qu’ils engagent avec les références à la philosophie d’Edgar Morin. Dans le cadre de l’exploration de cette pratique, je m’appuie sur les principes de l’interactionisme socio-discursif (désormais ISD), qui considèrent tout texte (oral ou écrit) comme une production singulière socialement située, résultant d’une « dialectique permanente entre contraintes socio-historico-langagières et espace de décision synchronique d’un agent » (Bronckart, [1997] 2022, p. 264). Dans cette perspective, chaque synthèse produite par un enseignant-chercheur en vue d’une HDR résulte ainsi des choix d’emprunts et d’adaptations qu’il a effectués dans son propre « réservoir de modèles textuels » (p. 78) en fonction des représentations qu’il se fait de cette situation de production. Le processus de réflexivité éthique peut alors être observé à travers la manière dont des agents-auteurs producteurs experts (Bronckart, [1997] 2022) situent leurs prises en charge énonciatives par rapport à une discipline connexe telle que la philosophie. En l’occurrence, l’expertise textuelle et discursive des enseignants-chercheurs chevronnés rendent les synthèses produites particulièrement intéressantes par la présence de discours plus ou moins théoriques ou interactifs (Bronckart, [1997] 2022) en mesure de mettre en scène une variété de « je ».

J’aborde donc les synthèses des enseignants-chercheurs (Auger, 2009 ; Bretegnier, 2016 ; Miguel-Addisu, 2020 ; Sauvage, 2014) comme autant de textes empiriques au sein desquels peuvent se déployer certains types de discours en lien avec « les rapports et les formes de dialogue et d’échange que [la sociodidactique entretient ici] avec les disciplines dites de référence ou connexes ou contributoires » (Cadet, 2014, p. 26), telles que la philosophie. Au regard des prises en charge énonciatives, j’étudie en particulier comment les voix des auteurs dialoguent avec la voix de personnage de Morin, directement impliquée dans le contenu thématique développé par les auteurs, ou encore avec sa voix sociale, lorsqu’elle apparait comme extérieure au contenu thématique (Bronckart, [1997] 2022, Chapitre 9).

 

4 - Analyse

4.1 Contexte de production et contenu thématique des synthèses

Dans le cadre de l’ISD, on considère – en référence aux travaux d’Habermas (1987) – que pour produire un texte, un agent mobilise certaines représentations collectives organisées en trois mondes « formels » ou « représentés » : le monde objectif, le monde social et le monde subjectif » (voir Bronckart, 2004, Chapitre 1). En fonction du contexte de production et du contenu thématique ou référent, certaines des représentations de ces mondes vont alors être sollicitées et exercer une influence sur l’organisation générale du texte.

Au titre du contexte sociosubjectif de leur production (Bronckart, [1997] 2022, p. 73), les notes de synthèses peuvent être présentées succinctement de la manière suivante. Celles-ci sont produites dans le cadre de l’institution universitaire[7] et permettent aux auteurs de faire reconnaitre leur haut niveau scientifique. Elles sont reçues primairement par les membres du jury de soutenance de l’HDR et secondairement par d’autres membres de la communauté scientifique, doctorants ou encore chercheurs intéressés par les travaux de l’auteur. À cet effet, trois des synthèses apparaissent dans les onglets HDR des Curriculum Vitae en ligne des chercheurs (Bretegnier, 2016 ; Miguel-Addisu, 2020 ; Sauvage, 2014). Celles-ci ont pour finalités d’exposer leurs connaissances, compétences et culture dans le domaine scientifique qui est le leur, eu égard au caractère original de leur démarche de recherche scientifique, et à leur capacité à encadrer de jeunes chercheurs.

Au titre du contenu thématique, on relève d’une part, que les quatre auteurs se réfèrent à la notion de complexité et indique en référence bibliographique l’ouvrage Introduction à la pensée complexe d’Edgar Morin ([1990] 2005). Dans celui-ci, Morin ([1990] 2005) explicite ce qu’il entend par « complexité » :

[L]’idée fondamentale de la complexité n’est pas que l’essence du monde est complexe et non pas simple. C’est que cette essence est inconcevable […] C’est « le principe régulateur [de la pensée] qui ne perd pas de vue la réalité du tissu phénoménal dans lequel nous sommes et constitue notre monde » ; penser la complexité ne révèle pas l’essence (métaphysique) du monde mais nous permet de le voir, de le considérer de manière sensible. (p. 137-138).

On observe d’autre part, une attention des auteurs à la notion d’éthique. Trois d’entre eux, Bretegnier (2016), Miguel-Addisu (2020) et Sauvage (2014), mentionnent le dernier volume de La Méthode d’Edgar Morin dans leur bibliographie. Ce sixième tome présente L’Éthique (de la pensée complexe) comme une éthique de reliance, qui « nécessite […] le développement des potentialités réflexives de l’esprit, notamment dans l’auto-examen et dans l’attention à l’écologie de l’action » (Morin, 2004, p. 248), autrement dit dans la capacité de l’enseignant-chercheur à se relier à la complexité du monde. Selon Morin (2004), « l’écologie de l’action c’est en somme tenir compte de la complexité qu’elle suppose, c’est-à-dire aléa, hasard, initiative, décision, inattendu, imprévu, conscience des dérives et des transformations » (p.107). Un des auteurs, Auger (2009), ne mentionne pas l’ouvrage dans sa bibliographie, mais elle y fait implicitement référence dans la mise en forme discursive suivante qui relie terrain, positionnement épistémologique de la chercheuse et savoir savant :

Le rôle des chercheurs, comme acteurs sociaux dans la constitution des données et agents de changement sur le terrain qu’ils étudient, relève d’un engagement. Cet engagement est le fruit d’un choix issu tant d'une éthique de la conviction que de la responsabilité. (p. 110)

 

4.2 Conduites éthiques de reliance et prises en charge énonciative

Dans les termes d’Edgar Morin, la réflexivité éthique des enseignants-chercheurs peut être perçue comme une forme d’auto-éthique comprenant nécessairement une éthique de soi à soi qui exige de travailler à « bien se penser » et une éthique pour autrui qui exige de « travailler à bien penser » (Morin, 2004, p. 113).

 

 4.2.1 Les « je » de l’instrospection dans l’attention à l’auto-examen

Toute conduite éthique de soi à soi demande un travail introspectif qui peut tout d’abord engager l’agent producteur dans une auto-observation de sa manière d’être au monde, le conduisant à « prendre la mesure de [ses] carences, [ses] lacunes, [ses] faiblesses » (Morin, 2004, p. 113).

Dans cet esprit, l’extrait suivant de la note de synthèse d’Auger (2009) met en scène au sein d’un segment discursif interactif, un je-empirique autocentré qui dialogue avec la voix de personnage du philosophe. Celui-ci lui permet d’opérer une première objectivation de son expérience. Tout en ne se rapportant pas à une présentation argumentée de sa démarche et de ses travaux de recherche, il permet cependant d’en révéler l’origine :

Une dernière expérience dans le domaine de l’écriture filmique a offert une ouverture importante à mes travaux de recherche : la rencontre avec Edgar Morin lors de la participation à la scénarisation d’un documentaire biographique sur son œuvre Regard sur Edgar/Où va le monde ? Travailler sur ses écrits m’a permis de mieux saisir l’esprit visionnaire de ses recherches où l’éthique, la complexité et la réflexivité sont centrales. Des travaux exemplaires et inspirants pour qui travaille sur les représentations du plurilinguisme. (Auger, 2009, p. 23)

Sur le plan discursif, Auger définit ainsi sa rencontre avec l’homme et sa philosophie comme déterminante pour elle et ce segment lui permet d’éclairer la part autobiographique du sujet-scripteur de son écrit de recherche. Le monde discursif de l’autrice, qui se donne à voir ici, s’élabore en partie à l’aide d’une composition singulière d’articles et de possessifs. L’emploi de l’article défini devant l’objet du discours (« la » rencontre) indique, du point de vue de sa valeur d’actualisation, que cette rencontre possède une spécificité contextuelle et situationnelle (« la » rappelle que rencontre appartient à la classe rencontre, et que c’est celle-ci qui a permis à l’autrice de « travailler sur ses écrits »). De plus, du point de vue de sa valeur d’énonciation, l’emploi de l’article défini indique ici que l’autrice « fait partager comme une évidence » (Charaudeau, 1992, p. 172) à son lectorat la spécificité qui actualise cette rencontre. Les emplois des possessifs associés aux objets de discours renseignent également sur la manière dont l’autrice positionne ses recherches au regard de celles du philosophe : « mes travaux » versus « son œuvre », « ses écrits » et « ses recherches ». La combinaison des effets descriptifs et appréciatifs des possessifs souligne alors ici la déférence de l’autrice envers les travaux du philosophe, ce qui lui permet par suite de justifier leurs propriétés « exemplaires » et « inspirant[e]s », dans un contexte cette fois-ci définitionnel où l’article indéfini (« des » travaux) a valeur de généralité.

 

Mais dans l’attention à l’auto-examen, l’auto-observation s’enrichit également d’un je-épistémique dès lors que « le sujet, sans pouvoir cesser d’être égocentrique, [élabore] un méta-point de vue qui lui permet de s’objectiver » (Morin, 2004, p. 113).

C’est ainsi que dans les trois extraits suivants, les agents producteurs des synthèses mettent en scène, au sein de segments discursifs interactifs, des je-épistémiques introspectifs qui dialoguent de manière directe avec la voix de personnage de Morin (Auger, 2009 ; Bretegnier, 2016) ou sa voix sociale (Miguel-Addisu, 2020) :

[M]on apport personnel consiste, modestement, à montrer comment il est possible de vivre ces terrains complexes en dépassant les aspects conflictuels. Une « complexité » au sens de Morin (1982). (Auger, 2009, p. 14)

Mon projet sociolinguistique est de contribuer à une analyse critique des interactions plurilingues qui, en problématisant les idéologies langagières (échelle macro) au sein des interactions (échelle micro), interroge les liens entre pratique sociale et pratique linguistique pour les locuteurs qui les produisent. J’aborde ces questions avec un principe complexe (Morin, 1990) : la pensée complexe veut rendre compte de liens dialogiques entre le tout et les parties, l’appréhension d’ensemble nous apprenant ce qu’il en est pour les acteurs, qui eux-mêmes nous permettent de comprendre l’ensemble. (Miguel-Addisu, 2020, p. 09)

Ici mon répertoire de ressources théoriques, mon paradigme qualitatif personnel, va considérablement s’ouvrir, se complexifier, d’une part en sociolinguistique même […] et avec les travaux qui, se référant à Edgar Morin, conçoivent une « sociolinguistique de la complexité » (Blanchet & Robillard 2003, Blanchet 2012). (Bretegnier, 2016, p. 97)

Dans ces extraits, Auger, Bretegnier et Miguel-Addisu argumentent leur choix en faveur de l’intégration de la notion de complexité à leurs démarches de recherche par un marquage énonciatif fort attesté par la présence du possessif de première personne « mon ». Les je-épistémiques des autrices se dévoilent ici à travers un argumentaire qui relie, sous la forme d’une même relation prédicative, le savoir académique des chercheuses et la connaissance de la pensée du philosophe. Le savoir académique (le sujet, ce que je pose : « mon apport » ; « mon projet » ; « mon répertoire » et « mon paradigme ») découle de l’intégration consciente de leurs connaissances philosophiques à leur expériences singulières de recherche (le prédicat, ce que j’en dis : « montrer comment il est possible de vivre ces terrains complexes […] au sens de Morin » ; « j’aborde ces questions avec un principe complexe (Morin, 1990) ; « va […] s’ouvrir, se complexifier […] avec les travaux qui [se réfèrent] à Edgar Morin »).

Chez Sauvage (2014), si l’effacement énonciatif est plus marqué dans le segment théorique interactif suivant, le je-épistémique est pourtant bien présent. En effet, l’auteur argumente ses choix épistémologiques et théoriques en vue de mettre en évidence l’intérêt d’une démarche reliant acquisition, didactique des langues et complexité. La perspective prédicative apparait ici sous la forme d’un thème, « le dernier chapitre », auquel l’agent producteur associe le rhème suivant : « valoriser les liens entre acquisition et didactique [selon] une approche complexe » en convoquant la voix de personnage de Morin :  

Le dernier chapitre, Complexité, acquisition et didactique. Bilans et perspectives, a pour objectif de relier les autres chapitres et de proposer une perspective théorique et méthodologique pour réussir à valoriser les liens entre acquisition et didactique : une approche complexe, telle qu’elle existe déjà dans beaucoup de travaux anglo-saxons en psychologie et linguistique de l’acquisition, un peu moins en didactique. Cette idée de reliance, défendue par Morin (2013) notamment dans son projet de Méthode, permet de dépasser quelques débats un peu anciens du type inné/acquis ou démarches inductives/déductives. (Sauvage, 2014, p. 10)

 

4.2.2 Les « je » altruistes de l’attention à l’écologie de l’action

Comme le souligne Morin (2004), « l’introspection ne saurait être insulaire. Elle a besoin […] d’être complétée par l’examen d’autrui, c’est-à-dire une extra-spection » (p. 115). En quelque sorte, si le sujet humain ne peut cesser d’être égocentrique (cf. épigraphe), son « je » introspectif a la capacité de s’ouvrir à un « je » altruiste (en incluant un « tu » et un « nous »). Les je-réflexifs se gardent ainsi d’être autocentrés (Boch, 2021) et prennent des colorations intégrative, engagée ou encore éthique, selon les effets voulus par les auteurs.

Dans l’attention à l’écologie de l’action, les auteurs convoquent alors plus généralement la voix sociale ou « académique » de Morin pour appuyer leurs propos. Et les contenus thématiques qu’ils développent leur permettent de cerner les contours de la discipline de référence (la sociolinguistique) en promouvant une sociodidactique de terrain voire, pour Sauvage (2014), de repenser le champ disciplinaire en tissant de nouveaux liens avec les disciplines connexes.

Pour Auger (2009), les références à Morin viennent enrichir son enracinement sociolinguistique (« fidèle à la tradition ») d’une pratique récursive qui cherche à s’objectiver et à objectiver sa démarche :

Fidèle à la tradition sociolinguistique, je cherche à recueillir les pratiques et les représentations de ces plurilinguismes / variations en milieu scolaire ou en famille (Moore (dir.) 2001). Ces pratiques sont mises en regard des représentations que les locuteurs ont de ces pratiques (élèves, enseignants, parents, institutions) dans une forme de boucle récursive (Morin 1982). […] Le travail s’opère également en boucle réflexive (Morin 1991) : il part de l’étude du terrain, propose ensuite des outils, en repère les impacts pour modifier encore l’approche proposée. (Auger, 2009, p. 33-39)

Sur le plan discursif, l’autrice met ici en évidence une forme de récursion éthique (Morin, 2004, p. 119) qui consiste à ré-évaluer constamment ses évaluations, à l’appui d’un je-réflexif éthique et intégratif et d’une argumentation narrative procédant par énumération : « le travail s’opère » ; « il part » ; « propose » ; « repère » ; « pour modifier ».

 

Bretegnier (2016), Miguel-Addisu (2020) et Sauvage (2014) quant à eux mettent plutôt en scène un je-réflexif engagé en définissant explicitement de quelle manière ils envisagent le terrain comme « un réseau d’interactions humaines et sociales, fréquenté et transformé par le chercheur, qui en fait partie de façon récursive » (Blanchet, 2011, p. 18).

On retrouve ici un principe fort de la sociolinguistique complexe, qui, reprenant Edgar Morin, s’inscrit en rupture avec le « principe disjonctif qui […] exclut le connaissant de sa propre connaissance » (Morin 1986 : 22, cité par Blanchet 2012 : 33). (Bretegnier, 2016, p. 101)

La sociolinguistique interactionnelle dont s’inspire la sociolinguistique critique a convaincu de l’intérêt heuristique d’étudier des pratiques (plurilingues) plutôt que des langues (construits plus idéologiques que scientifiques pour ce qui concerne les locuteurs). […] Elle considère son objet comme une dynamique complexe de constituants différents tissés ensemble plutôt que comme une sous-partie d’un tout que nous avons trop bien appris à séparer (Morin, 1990). (Miguel-Addisu, 2020, p. 29)

[L]a complexité de la réalité pourrait être appréhendée sans pour autant tomber dans la simplification, en particulier en faisant preuve de reliance (Morin & Le Moigne, 1999). L’important dans cette perspective est de relier des éléments complémentaires en s’intéressant, par exemple, aux points communs de différentes théories plutôt que de se focaliser sur les oppositions. (Sauvage, 2014, p. 74)

Dans le premier extrait, la référence à Morin vient appuyer le développement argumenté de la chercheuse et qui la conduit à promouvoir une « didactique des langues en relations » (Bretegnier, 2016, p. 162-174). Celle-ci situe sa démarche dans le champ de la sociolinguistique critique et « complexe » et y défend une recherche d’intervention éthique et responsable, qui réaffirme la force théorique du terrain et considère que l’intervention sociale produite par la recherche transforme les acteurs et le terrain (Bretegnier, 2016, p. 97-104). L’emploi de l’expression nominale « en rupture avec » vient alors marquer son opposition aux travaux qui séparent recherche fondamentale (théorie) et recherche appliquée (terrain) et qui ne tiennent pas compte de la relation entre le chercheur et l’objet.

Dans le second extrait, la référence à Morin marque également une distance par rapport aux travaux de linguistique qui ne prennent pas appui sur « des pratiques » langagières réelles. La locution conjonctive « plutôt que » marque la comparaison entre une socio-linguistique dont les objets d’étude sépareraient les langues des pratiques langagières et une sociolinguistique interactionnelle, « complexe », dont l’objet d’étude, nécessairement complexe, nécessite un travail de mise en liens. Dans sa note de synthèse, Miguel-Addisu (2020) promeut ainsi une sociolinguistique « née d’interrogations émergeant des terrains sociaux eux-mêmes, terrains sur lesquels le langage et les liens que les individus tissent avec ce langage disent quelque chose d’un certain rapport au monde » (Miguel-Addisu, 2020, p. 29-30).

Dans le troisième extrait choisi, Sauvage (2014) insiste également sur la prise en compte de « la complexité de la réalité ». Ici, la locution « plutôt que » sert à affirmer une opposition aux frontières disciplinaires en faveur des dialogues possibles (« points communs ») entre les disciplines. L’auteur s’appuie notamment sur la notion de « reliance » pour développer une première réflexion sur les relations entre les disciplines connexes et les « différentes théories ». Celle-ci le conduit, dans le dernier chapitre de sa note de synthèse (Sauvage, 2014, Chapitre 5 : Complexité, acquisition et didactique, Bilans et perspectives), à promouvoir un rapprochement des différents courants de pensée et à repenser la démarche méthodologique du champ disciplinaire, à l’appui de la voix académique d’Edgar Morin :

C’est ce que l’approche complexe dans ce domaine se fixe pour objectif, en particulier sous l’impulsion de Morin & Le Moigne (1999) pour qui la reliance est une condition nécessaire à la compréhension d’un phénomène complexe. Les questions d’ordre méthodologique doivent donc être repensées afin de permettre un travail collaboratif autour d’un seul et même objet […], indépendamment des disciplines d’origine. (Sauvage, 2014, p. 111)

 

5 – Remarques conclusives

Ces quelques analyses des « je » dans les textes singuliers des chercheurs rendent compte de la construction d’une posture (philosophique) herméneutique « qui est [finalement] toujours à la base éthique-politique » (de Robillard, 2009, p. 174). Au sens où la définit Gadamer (1960), cette posture donne à voir la manière dont on entre en relation par « anticipation » (en partant de ses enjeux, de ses expériences singulières et de son histoire) pour « com-prendre » et donner signification (en vue d’enjeux, avec son point de vue historicisé).

Si la lecture des synthèses ne me semble pas mettre en évidence de conduites de déliance vis-à-vis de la pensée d’Edgar Morin, le recours à la philosophie, le dialogue binoculaire (Morin, 1994) entre elle et la science, permet cependant aux auteurs d’affirmer leurs propres palettes de « je » (Boch, 2023), introspectifs ou altruistes (alter-réflexifs ?) selon les mondes discursifs qu’ils mettent en scène. Selon Robillard (2009), cette explicitation des démarches de recherche en sciences humaines participe de l’historicisation des chercheurs et souligne combien « toute recherche se construit socialement dans la narration de ses travaux, autre forme de réflexivité dans l'altérité » (p. 173). En d’autres termes, cette quête de connaissance, qui passe par une conduite éthique d’explicitation des choix et des réponses apportées, fonde des recherches qui vont être construites davantage qu’appliquées (Blanchet et Chardenet, 2011, p. 7) et qui, dans les termes d’Edgar Morin (2004), passe par l’auto-examen et l’écologie de l’action.

De mon point de vue de doctorante, la notion de « réflexivité éthique » que je questionnais préalablement renvoie désormais non seulement à l’exposition d’une recherche originale et de ses résultats, dans le respect des critères d’éthique et d’intégrité scientifique, mais aussi – et peut-être surtout – à l’explicitation des cheminements qui ont conduit à la production des connaissances et qui m’autorise(ront) à m’inclure dans un « nous ». Et je pourrais ainsi conclure cette note de thèse en envisageant à l’avenir mes conduites éthiques de reliance/déliance (Morin, 2004) comme autant de façons de répondre récursivement à la question : où en suis-je avec mes propres je et dans quelle historicité errons-nous ?

 

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[1] À la différence d’autres philosophes, Edgar Morin ne différencie pas la morale de l’éthique (voir Morin, 2004, Introduction). 

[2] Article 19 bis de l’arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000046237262  

[3] La citation originale est la suivante : « Finalement, enseigner c'est être condamné à un régime de réflexivité sur sa propre activité professionnelle et sa propre identité » (Tardif, 2012, p. 63).

[4] Institut Universitaire de Formation des Maitres

[5] Si l’honnêteté et la rigueur scientifique se rapportent aux principes généraux de l’intégrité scientifique, l’éthique se rattache aux exigences de la science, à une réflexion sur ses valeurs embarquées, ses implicites. D’après l’interview de Denise Rémy, réalisée en septembre 2018 et intitulée « une étude scientifique, intègre, éthique ? ». En ligne :  https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/ethique-de-la-recherche/  

[6] Les synthèses sont accessibles dans les Curriculum Vitae en ligne des chercheurs sur le portail HAL Archives ouvertes (CV HAL onglet HDR pour Bretegnier, Miguel Addisu et Sauvage), à l’exception de celle d’Auger qui m’a été transmise par ma directrice de thèse à ma demande. En lien avec mes premiers questionnements de doctorante, leur lecture me permet de situer les orientations épistémologiques des chercheurs les unes par rapport aux autres et de situer ma recherche doctorale par rapport à une communauté scientifique élargie.

[7] Cf. article 4 de l’arrêté du 23 novembre 1988 relatif à l'habilitation à diriger des recherches, relatif à la loi Savary n°84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur.  

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Renforcer l'apprentissage du français langue étrangère grâce à la didactique intégrée des langues : une nouvelle recherche empirique en Suisse

Pauline Lapaque, Audrey Freytag-Lauer

Résumé L’apprentissage des langues est un phénomène intégratif, où chaque nouvelle langue en cours d’apprentissage s’insère dans un réseau cognitif préexistant. Développée depuis une vingtaine d’année à partir de ces considérations, la didactique du plurilinguisme a fait l’objet de nombreuses publications théoriques et propositions pour les cours de langue, mais n’est pas toujours mise en place en milieu guidé. Cela peut en partie s’expliquer par son manque d’assises empiriques. Dans cet article, nous présentons une étude transversale présentement menée au...

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