N°3 / VARIA

Quelle hauteur de surplomb théorique pour saisir la multidimensionnalité du langage en tant qu'il informe la pensée ?

Le contexte de l'acquisiition de la scriprturlaité en milieu scolaire

Christiane Morinet

Résumé

Résumé

    Cette contribution évalue l’hypothèse que la hauteur de surplomb théorique conditionne les résultats et leur transposition dans des pratiques notamment d‘enseignement quand le contexte est celui de l’acquisition de la scripturalité. La métaphore de la vue d’un étage au-dessus d’un carrefour sert d’analogie. Si le regard descend du 7éme étage ou, au contraire, du premier étage, l’objet observé est le même : un carrefour, mais la vision : taille des véhicules, impression des détails, en est différente. Entre la vue du ciel et celle de l’arpenteur la perception est modifiée par la hauteur de surplomb et son choix dépendra de l’objectif qui justifie la recherche théorique ; organisation des feux de circulation ou aide à la conduite de tel type de véhicule. Par conséquent,  choisir le surplomb de l’arpenteur pour traiter l’articulation de l’oral à l’écrit des langues dans l’acquisition permet de montrer que l’articulation est celle de l’écrit à la parole et que ce phénomène a le statut d’un processus acquisitionnel . L’opposition n’est pas entre l’audible des sons et le visible des lettres, mais entre l’audible de la parole et le lisible de la graphie que chaque lecteur reconvertit en énonciation. Toute une conception du phénomène langue à revoir !

This contribution evaluates the hypothesis that the theoretical overhang height conditions the results and their transposition into practices, particularly teaching when the context is that of the acquisition of scripturality. The metaphor of seeing from a floor above an intersection serves as an analogy. If the gaze descends from the 7th floor or, on the contrary, from the first floor, the observed object is the same: a crossroads, but the vision: size of the vehicles, impression of the details, is different. Between the view of the sky and that of the surveyor, perception is modified by the height of overhang and its choice will depend on the objective which justifies the theoretical research; organization of traffic lights or assistance in driving a particular type of vehicle. Consequently, choosing the surveyor's overhang to treat the articulation of oral to written languages ​​in acquisition makes it possible to show that the articulation is that of writing to speech and that this phenomenon has the status of an acquisition process. The opposition is not between the audible of sounds and the visible of letters, but between the audible of speech and the readable of writing that each reader reconverts into enunciation.

 

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Une réflexion épistémologique

 

Cette contribution évalue l’hypothèse que la hauteur de surplomb théorique conditionne les résultats et leur transposition dans des pratiques discursives, notamment l’enseignement des disciplines. La métaphore de la vue d’un étage au-dessus d’un carrefour peut servir d’analogie. Si le regard descend du 7ème étage ou, au contraire du premier étage, l’objet observé est le même : un carrefour, mais la perception de la taille des véhicules, l’impression des détails et le ressenti, en sont différents. Entre la vue du ciel et celle de l’arpenteur la réception est modifiée par la hauteur de surplomb et son choix dépendra de l’objectif qui justifie la recherche scientifique. S’agit-il de l’organisation des feux de circulation ou de la voirie pour la fluidité des motricités diversifiées ? Par conséquent, interroger la hauteur de surplomb pour traiter une problématique est à inclure dans tout effort de théorisation d’un objet complexe quand celui-ci, multi-dimensionnel comme les langues, nécessite un traitement par définition interdisciplinaire.

Ce questionnement a surgi de la lecture d’un bilan des avancées théoriques cherchant à penser l’unité d’une langue bien qu’elle soit à la fois parlée et écrite, avec les différences formelles qui s’en suivent. Depuis la tradition structurale, les approches théoriques de la dichotomie oral-écrit ont plutôt mené à différencier une langue écrite comme système indépendant de l’oral. La question est développée dans l’espace francophone en 1980 par Catach-Anis dans l’optique d’une linguistique de l’écrit (Pour une présentation plus détaillée cf. Mahrer, 2019). D’un autre côté, la psychologie du langage, autour de Fayol (1997), s’est spécialisée sur la production écrite quand, au même moment, une linguistique de l’oral a émergé autour de Blanche-Benveniste et Jeanjean (1987). Récemment, cette approche théorique d’une séparabilité des linguistiques de l’oral et de l’écrit, quand bien même un « continuisme » est pensé du point de vue de l’énonciation, a été réinterrogée dans un numéro thématique (Linguistique de l’écrit, n°3, 2022) « Oral/écrit : quelle place dans les modèles linguistiques ? », ouvrant ainsi le dialogue entre ces différentes tendances théoriques.

La revue propose un espace de mutualisation-confrontation des résultats des deux domaines : linguistique de l’oral et linguistique de l’écrit. Reconnaissant ce que Catach (1988) souligne d’une transformation des compétences cognitives et locutoires à l’échelle individuelle quand celui-ci acquiert les compétences scripturales, les auteurs de l’article « L’oral et l’écrit : si proches, si loin » cherchent à prendre en considération « la consistance matérielle du langage » : sons ou lettres dans la démarche d’une sémiologie comparée.  Pouvant s’apparenter à deux formes matérielles distinctes voire contraires, l’oral et l’écrit sont traités en fonction des propriétés des signes dans un « domaine phonique ou graphique » (Doquet, Lefebvre, Mahrer, Testenoire, 2022, 17). Comment cette approche de sémiologie comparée du couple oral-écrit (une vue du 7eme étage) éclaire-t-elle, par exemple, la problématique de l’acquisition individuelle de la scripturalité ? Est-ce le bon surplomb pour cet objectif ?

Pour répondre à cette question, après avoir rappelé à grand traits le modèle linguistique de l’opposition matérielle phonique-graphique de l’oral et de l’écrit, ce texte confrontera une approche plus pragmatique de l’articulation oral-écrit (une vue du premier étage). Sans vouloir mettre ces approches en concurrence, il s’agit de détailler cette approche phénoménologique, se mettant à la hauteur de celui qui acquiert, à l’échelle de chaque individu, pour montrer en quoi elle éclaire les processus d’acquisition de la scripturalité des élèves et permet de lutter, ainsi, contre toutes formes d’illettrisme.

Pour comparer les conséquences d’une hauteur de surplomb plutôt qu’une autre dans le traitement d’une problématique spécifique, l’exemple de l’acquisition individuelle de la scripturalité, en milieu scolaire, est particulièrement pertinente car elle rencontre inévitablement l’articulation de la parole à l’expérience énonciative de l’écriture.

 L’un des premiers effets de la hauteur de surplomb exemplifié dans ce contexte concerne la fonction cognitive de l’acquisition de la scripturalité (Morinet, 2012, 2016, 2017, 2019). Le choix d’une approche systémique (7eme étage pour reprendre la métaphore) ou d’une approche phénoménologique (premier étage) amène, en fin de parcours, à interroger la conception de la langue qui anime le problème théorique investi.

Partant des apports incontestables du surplomb systémique de l’article « si proches, si loin » (2022), le texte confronte cette approche à la réalité complexe de l’articulation oral-écrit, procédure acquisitionnelle délicate dont témoignent les inégalités langagières et cognitives encore sensibles au seuil de l’université.

Effets d’une hauteur de surplomb systémique

L’introduction du numéro 3 de la revue Linguistique de l’écrit resitue la question des rapports entre l’oralité et la scripturalité dans son importance pour les sciences du langage et les sciences humaines. Dès le titre « si proches, si loin » le coté paradoxal de ce rapport entre l’oral et l’écrit est souligné et la réflexion se développe à la recherche de l’identité du langage par-delà l’altérité des deux variantes dans l’exercice oral ou écrit des langues. Les différences entre les deux domaines : le domaine acoustique pour l’oral et le domaine graphique pour l’écrit sont remises au centre de la réflexion et est dénoncé le fait « d’allégrement enjambée » le fossé entre les deux types de signifiance. Les conditions matérielles qui président à la situation de signifier par des signaux visibles ou par des signaux audibles ne peuvent passer sous silence. La tradition structurale d’une dichotomie entre les deux « si loin » débouche sur une linguistique de l’écrit en contrepoint de l’émergence d’une linguistique de l’oral (Blanche-Benveniste et Jeanjean, 1987) qui souligne la transformation que subit une langue par sa conversion par une technique d’écriture, dans le cas du français une technique phonographique (alphabétique). La comparaison de ce que nous faisons en parlant ou en écrivant aboutit à la critique de l’idée d’un isomorphisme possible et pourtant il s ‘agit d’une même langue « si proche ».

Historiquement (Mahrer, 2019) l’étude des conditions de production entre proximité (oral) et distance (écrit) par Koch et Oesterreicher (2001) remet, avec succès en France, la tendance théorique d’un continuisme que les auteurs qualifient d’ « ambiant ». Les discours oraux et écrits sont reconnus comme usant des mêmes moyens sémiologiques variant selon des conditions d’optimalité différentes qui entraine une relativisation trop forte de l’effet des substances. Alors que, de toute évidence, les conditions matérielles de la production des discours conditionnent fortement leurs propriétés textuelles[1], il est nécessaire de procéder à une analyse des conditions « médiales » de la parole et de l’écrit.

Ce numéro de la revue présente des analyses qui envisagent de traiter la manière dont les substances graphiques et phoniques conditionnent les modes opératoires des deux exercices de la langue. La consistance matérielle du langage est prise en considération dans chaque contribution, que ce soit sur le plan du système ou sur celui du discours. Eprouver la différence ou l’indifférence de fonctionnement d’un fait de langue, observé selon son exercice à l’oral ou à l’écrit, est le point de convergence des articles présentés. Remettant en cause le « continuisme ambiant » (Doquet et al, 2022, 18) de la proximité (l’oral) à la distance (l’écrit) selon le besoin social, l’effet des substances devient le centre de la préoccupation.

Il est indéniablement pertinent de rendre compte des conditions « médiales » de l’exercice oral ou écrit des langues d’un point de vue systémique voire dans l’optique de décrire les langues dans la complexité de leur réalisation. En effet, la différence oral-écrit dans sa détermination matérielle marque une rupture indiscutable et non une continuité, nous le ressentons tous.

Les nombreuses différences se distribuent sur un axe opposé dans et par le temps pour l‘oral et dans et par l’espace pour l’écrit. L’ambition de prendre la mesure dont la substance des signes imprime les systèmes symboliques et leur mise en pratique dans la vie sociale est, on ne peut plus, légitime voire nécessaire. Mis à l’épreuve de l’articulation oral-écrit, c’est-à-dire un changement de milieu, l’objet étudié peut perde son identité. L’approche comparative entraine le questionnement de la consistance des catégories et des descriptions linguistiques utilisées pour aborder les faits de langue identifiés. Elle apporte son lot de compréhension épistémologique du fossé linguistique entre les deux exercices des langues, les conséquences de leur distance sémiologique sont importantes, ce qui n’exclut pas des zones de rencontre (Favriaud, 2022, 24). Le caractère approximatif de toute « translation » de l’oral à l’écrit ne dément pas l’irréductibilité des deux media (Gadet 2017, 114) et justifie de mesurer cette « marge d’approximation » pour des raisons médiales (matérielles et sémiotiques).

Toutefois, cette hauteur de surplomb prise sur les productions langagières est-elle efficace à l’échelle individuelle de l’acquisition de la scripturalité ? Toute approche comparative suppose de voir l’articulation du dessus, du ciel, donc à distance des caractéristiques des deux éléments articulés l’un à l’autre. En effet, en quoi consiste la réalité de cette articulation pour celui qui la pratique, vue de l’énonciateur, vue de l’arpenteur. Quelle est la nature de cette rupture médiale entre l’oral et l’écrit ? Peut-on l’aborder sans prendre acte de la diachronie que suppose l’acquisition de l’écrit après celle de la parole, diachronie que rencontre chaque sujet énonçant ? La vision de haut suppose une conception des langues désolidarisée de leur lien étroit avec le sujet humain dont atteste pourtant l’endophasie. Il s’agit d’une vision extérieure au langage comme objet ; un point de vue du ciel à un temps T. Or, l’acquisition de l’écrit suppose une temporalité, qui passe par une rupture momentanée avec la parole. Ecrire exige une reprise des langues parlées pour leur conversion scripturale, en général, par une technique alphabétique, phonographique mais pas seulement (cf. l’écriture chinoise).

Surplomb phénoménologique pour une acquisition individuelle

Se demander « comment le langage exploite les ressources matérielles des signes qui le constituent ? » (Doquet, 2022, 28) suppose de penser que les deux domaines : oralité et scripturalité sont étanches l’un à l’autre. Ce présupposé empêche de penser l’articulation en tant que mouvement historique sur le plan collectif et énonciatif (biographique) sur le plan individuel. Quand l’articulation se réalise dans une fluidité énonciative, fin de l’analogie, fin de la rupture pour une intimité dont rêvent les illettrés. La fonction de l’acquisition de cette articulation réussie, dont la mise en place est longue et formatrice, est tue. La vue de l’arpenteur dira autre chose sur la rupture médiale. La voix et le dessin, (Doquet, 2022, 28) ne sont pas informés en langues de la même façon. Le dessin des lettres devra être converti, pour le moins, par une voix intérieure, quand l’oral est sans délai.

Penser l’acquisition de la langue suppose de problématiser à l’échelle individuelle. L’individu n’acquiert pas le langage, cette fonction humaine ne dit pas la forme qu’elle prend dans l’activité langagière effectuée. L’individu acquiert les langues et l’une après l’autre. Or selon l’hypothèse de Catach, que je reprends ici pour sa fonctionnalité, il est urgent d’aborder la transformation des langues par leur conversion écrite. D’ailleurs l’acquisition de la compétence scripturale « transforme » déjà les compétences cognitives et locutoires (Doquet, Pilorgé, 2020, 12) des individus parlants.

Etudier par comparaison ce que nous « faisons » en parlant et en écrivant conduit à aborder ses deux modes locutoires dans leur juxtaposition, au travers de l’individu, source énonciative momentanément unique. L’idée première d’un continuum énonciatif est nécessaire à un certain niveau car l’articulation entre la parole et l’écrit est progressive et suppose de rétablir une continuité dans l’exercice énonciatif individuelle. Si l’apprentissage de l’écriture prend la forme d’une rupture au moment de la découverte des lettres alphabétiques dans leur correspondance avec les sons, suspension du sens pour entendre la prononciation, celle-ci ne doit pas durer. L’acquisition de la scripturalité exige un affranchissement de la technique qui rétablit ainsi un continuum dont atteste, par son contraire, l’illettrisme.

Cependant, est-ce juste d’opposer ou de poser l’un à côté de l’autre : l’oral et l’écrit ? Cela pousse à revenir sur la réalité langagière de ces deux termes. L’écrit ne dit pas sa nature car ce qui est écrit est « lettres mortes » tant qu’un humain parlant ne le convertit pas en énonciation par sa connaissance de la technique et celle de la compréhension en langue (cf. la traduction de la pierre de rosette dans ses trois écritures). Alors que l’oral est toujours « implémenté » comme l’écrit Bergounioux (2004) par un sujet parlant qui n’en produit que ce qu’il peut produire. L’écrit, s’il est implémenté à un temps présent celui de la production, laisse oublier son scripteur tant qu’il est en attente d’un lecteur. Par définition, écrire suppose potentiellement l’absence du sujet énonciateur d’origine. L’articulation est suspendue dans le temps ! Certes, il est possible d’enregistrer l’oral mais par une technique qui échappe à l’individu sans une machine pour reproduire le son, au contraire de la lecture et de l’écriture. La trace sur la bande ou sur le support de numérisation n’est pas audible par l’auditeur, il ne peut s’affranchir de cette technique analogique ou numérique de mémorisation que restitue l’appareil d’enregistrement (un magnétophone par exemple).

La vue de l’arpenteur pousse à reprendre la rupture matérielle entre oral et écrit, son/lettre, à la loupe pour détailler la technique de conversion phonographique. La correspondance entre son et lettre est historiquement problématique et stabilisée plus ou moins arbitrairement pour répondre aux questions, entre autres, de levée de l’ambiguïté lors de la diffusion par l’imprimerie. Il est dommageable, dans notre contexte de l’acquisition, de faire l’économie de l’historicité de l’articulation entre l’oral et l’écrit que ce soit d’un point de vue culturel et sociétal ou sur le plan individuel.

Historiquement l’écrit est second sur le plan civilisationnel et sur le plan de la formation de chacun. L’apprentissage de l’écrit par un sujet parlant transforme les conditions d’exercices des langues par une transformation du développement cognitif. Autrement dit, l’acquisition de la parole se fait aujourd’hui en milieu scripturalisé, ce qui nous trouble. L’apprentissage de l’écrit s’amorce au travers d’interactions orales. Situation qui nous amène à oublier la réalité de ce qui se passe et nous amène à croire que l’articulation est naturelle.

Peut-on mettre les sons au même niveau que les lettres ?  Le son [nu] s’épelle « N.O.U.S. » en quatre lettres graphiques qui s’explique par l’étymon latin [nos] et sa nouvelle inflexion orale en français naissant, référant au locuteur et à d’autres personnes constituant un groupe. Le son [u] s’épelle « O.U. » ou « o.ù. » selon un sens différent, celui de la localisation ou de l’alternative. Deux exemples parmi tant d’autres pour montrer à quel point écrire et lire ne traitent pas seulement une correspondance entre les sons et les lettres, fondée sur une rupture médiale. Il est nécessaire d’ajouter l’influence historique de l’étymologie gréco-latine et la prégnance du sens dans le succès de la conversion lettre-son.

Que serait une lettre sans être convertie en sons y compris non émis, en lecture silencieuse ? L’articulation de l’oral et l’écrit ne se fait pas entre un domaine phonique, audible et un domaine graphique, visible. Mais l’articulation se fait entre de l’audible, entendu et prononcé et du lisible, produit et converti en énonciation. L’articulation, comme celle du genou, suppose non seulement une rupture et une continuité, mais aussi un chevauchement. Qu’est-ce qui fait rotule dans le cas de l’articulation oral-écrit ?

Dans le cadre des questions que pose l’acquisition du langage oral et écrit à la réflexion théorique pour la mise en œuvre de ses acquis langagiers nécessaires dans les formations scolaires et universitaires, on ne peut se satisfaire d’une distinction pure et simple entre ces deux exercices d’une même langue sans entrer dans la complexité qu’elle recouvre. D’ailleurs cette « rupture médiale », c’est-à-dire entre l’énonciation entendue et l’énonciation lue, ne correspond pas à la rupture de productivité langagière née de l’expérience de la technique de l’écriture. Elle se situe davantage entre la parole contextualisée, le « parlé » de tous les jours et l’oral dit « scriptural » qui est un oral orienté vers/par la contextualisation écrite, résultat de la scripturalité. La continuité « communicationnelle » intrasubjective se doit d’être complémentaire du continuum communicatif collectif (cf. Koch & Oesterreicher, 2001). Mais comment ?

Il suffit d’inclure le phénomène de l’endophasie (ou discours intérieur) qui fait partie de l'expérience commune pour amplifier la complexité de l‘articulation oral-écrit. Nous entendons presque continûment cette parole qui explicite silencieusement notre existence. On la trouve figurée dans la littérature, interrogée dans la clinique ou la psychanalyse, présente dans la psychologie. On parle en général de pensée, une façon de prendre acte de l'activité mentale sans intégrer la dimension linguistique du phénomène oral, y compris de façon silencieuse. Cependant, même dans ce discours intérieur dont on peine à rendre compte de l’oralité, la lettre n’est pas absente. L’expérience scripturale occupe notre activité langagière à bas bruit et à bruit sonore jusque dans la prosodie qui s‘écrit.

Vue du haut, vue de l’extérieur de l’énonciation en acte, l’ensemble de l’articulation se remarque dans sa rupture médiale en objectivant les langues par leur dimension systémique. La sémiologie comparée du domaine phonique et graphique donne des résultats dans la spécificité de chaque pratique d’un point de vue sociétale et linguistique mais n’éclaire pas la réalité de l’acquisition de la scripturalité. Cette dernière exige de remettre en cause une conception des langues qui évacue la subjectivité de celui qui acquiert, y compris dans son objectivation. Est-ce la même identité de carrefour, pour reprendre l’analogie suggérée, d’un point de vue théorique selon qu’il est observé du 7eme ou du 1er étage ?

Intégrer la hauteur de surplomb dans le champ théorique interroge la conception de la langue.

La recherche de la hauteur de surplomb adéquate à l’objet observé et adaptée au problème à résoudre devient décisif dans la problématisation et ses résultats. L’exemple de la scripturalité l’aura, je l’espère, montré.

L’acquisition-développement du langage oral et écrit, nécessaire en formation dans le système scolaire puis universitaire (Scheepers, Formation à l’écrit, par l’écrit (2019) ; Formation à l’oral, par l’oral (2023)) illustre bien l’enjeu de la hauteur de surplomb. Le point de vue de l’arpenteur est le seul capable de répondre à la spécificité de l’acquisition. En effet, celle-ci suppose de s’effectuer par chaque sujet parlant, un par un, à partir de sa variante parlée. Si mon voisin sait lire, je ne le sais pas a priori. Il me faudra apprendre puis acquérir la fluidité énonciative de la lecture /écriture.

Réfléchir sur la hauteur de surplomb remet, finalement, en cause la conception des langues issue des habitudes théoriques. La conception phénoménologique (vue du premier étage) est envisagée pour l’éclairage qu’elle apporte aux procédés d’acquisition de la scripturalité.  Elle permet d’anticiper sur l’efficacité des pratiques enseignantes. Pour qu’il y ait articulation, un chevauchement est nécessaire entre les deux exercices qui s’imbriquent mais ne s’exclut pas.

La vue de l’intérieur, c’est-à-dire à partir de celui qui exerce la langue, expose une énonciation « mixte » oral/écrit quand l’intimité (Doquet, 2022) avec la scripturalité est complète pour un individu cognitivement transformé par l’expérience scripturale. La transformation est sans retour. Il ne peut plus faire autrement que lire les lettres ainsi agencées en significations. La rotule de l’articulation est une énonciation qui anticipe oralement sur le scriptural, en langue et en pensée (Morinet, 2017). Elle traite les conditions de production spécifiques à l’écrit, c’est-à-dire la désolidarisation potentielle avec l’immédiateté de la parole (déictique versus anaphorique), en absence physique du sujet et des conditions immanentes de la communication in situ. Résultat, l’articulation oral-écrit change de statut. Elle n’est plus un fait de langue mais devient le processus acquisitionnel propre à la scripturalité (Morinet, 2016).

Le processus de l’articulation de l’oral à l’écrit, dans sa réalité linguistique complexe, tient, par conséquent, une place centrale dans le développement intellectuel et scientifique en milieu scolaire et universitaire. Cela exige de mettre la hauteur de surplomb au niveau de chaque élève devenant étudiant afin qu’il s’implique et réussisse la transformation cognitive de soi par la scripturalité. En effet, le point de vue de l’arpenteur, c’est-à-dire dans les pas de celui qui apprend à produire par écrit, met à jour que l’articulation se fait entre un déjà parlant qui rencontre l’expérience énonciative d’une autre contextualité celle de la scripturalité.

Les compétences énonciatives du sujet parlant sont bouleversées par l’usage de la technique de l’écriture, il découvre, avec elle, une nouvelle contextualisation de la production langagière par l’absence de son corps.

La vue de l’arpenteur fait advenir le phénomène humain du langage dans sa forme-sens langue. Les langues ont leur réalité objectivable dans leur matérialité phonique soit directe par l’audible et le prononçable soit convertible par une technique qui attend son « technicien parlant ». Les différences de forme répondent à une nouvelle condition de production qui sont contextuelles faisant du texte écrit un espace déplaçable. Le danger est de confondre l’écrit avec la langue. Benveniste nous avait déjà mis en garde contre ce risque d’aveuglement, habitué que nous sommes de façon séculaire à l’inscription de nos sociétés occidentales dans un monde de l’écrit. Cependant, étudier l’acquisition en général et celle de la scripturalité en particulier, remet au centre des préoccupations l’énonciation par la technique de l’écriture pour ce qu’elle est, une conversion en sons informés de sens. Peut-on confondre les deux graphies « quand » et « qu’en » si le même son [kâ] n’est pas entendu par le locuteur pour sa différence de sens : temporalité ou condition ? Les langues vivantes n’ont pas fini de nous étonner.

Conclusion

Le paradoxe du « si proches, si loin » de l’oral et l’écrit (Doquet, 2022) ne peut se résoudre qu’en adoptant le point de vue de l’arpenteur, celui de l’acquisition individuelle. Il devient alors possible de saisir la nature de l’articulation de l’exercice oral et écrit d’une langue. Il s‘agit d’un chevauchement énonciatif qui se réalise en langue et qui nécessite un sujet énonçant humain. Une intelligence artificielle mémorise (Banque de données) des énoncés mais n’acquiert pas le changement cognitif expérimenté par la scripturalité. Elle n’a pas besoin d’exercer ce chevauchement, me semble-t-il. Elle n'a pas besoin d’expérimenter, à travers des interactions orales avec des adultes déjà lettrés, les effets langagiers d’une production qui pourrait se geler (pour le dire avec les mots de Rabelais) un temps dans l’écriture et s’exporter ainsi sur une surface textuelle.

Dans notre contexte, le choix de la hauteur de surplomb permet de relever le défi de saisir la complexité de ce qui peut faire unité, malgré l’altérité des productions langagières orales et écrites. Le sujet parlant, dans sa façon de recommencer sans cesse l’articulation des productions, sous-tendue par le discours intérieur (endophasie), est le dynamisme énonciatif où se perpétue ce phénomène. La « rupture médiale », évidente dans l’objectivation des langues, ne fait illusion, pour l’acquisition, que vue du 7ème étage, on l’aura compris. Le chevauchement se fait au travers de l’expérience énonciative d’une scripturalité qui se manifeste dès les productions orales lorsque celles-ci s’occupent d’anticiper sur les conditions nouvelles de contextualisation. La technique d’écriture offre l’opportunité d’arracher et d’arracher encore, l’expression à l’immédiateté d’un individu. La conception de la langue en est réévaluée au point de lui redonner sa dimension de phénomène humain, réalisé dans une forme linguistique historique. Il serait temps de reprendre la langue à son degré de signifiance (cf. Doray, 2010, 2015) par la recherche d’invariants sémantiques sur base lexicale. Ils sont réunis sous une première forme dans EtyMotsNotions (cf. Morinet, 2015). Il est peut-être juste d’interroger la forme dans son lien spécifique avec le signifiant que l’étymologie latine laisse pressentir.[2]

En fin de compte, est-ce encore le même carrefour, vu de l’arpenteur ?

Vue du haut, du ciel, l’articulation oral-écrit est une rupture médiale de l’audible et du visible sans conteste avec son lot de conséquences linguistiques et sociales voire culturelles.

Vue du bas, de l‘arpenteur, l’articulation est un chevauchement entre l’audible et le lisible en attente de conversion par un locuteur transformé par la nouvelle contextualisation de sa parole en langue reconnue après l’affranchissement de la technique. La saisie de cette réalité est essentielle pour lister et décrire les procédés acquisitionnels qui orienteront les pratiques d’enseignements.

La sémiologie comparée de l’oral et de l’écrit montre des conditions matérielles (Phonique -directe-, graphique- différée) qui, d’une certaine façon, s’oppose pour le moins sur le plan de la réception immédiate. Ceci explique les différences de conditions contextuelles : oral -contexte in situ (déictique)- et écrit -contexte de l’espace support (anaphorique).

Finalement, multiplier les hauteurs de surplomb apporte des éléments de réponse aux problèmes posés. Ainsi pour la multidimensionnalité du langage, le point de vue du ciel (« conditions médiales » opposées oral-écrit) éclaire les motifs des nouvelles conditions contextuelles de l’écrit que la vue de l’arpenteur a révélées. La conversion de la parole en écriture ouvre un autre espace de communication dans lequel le sujet explore une expérience énonciative historique.

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[1] A condition d’accepter l’idée de -texte- quand l’oral se fait long énoncé (ex. une conférence).

[2] Exemple pour le mot oiseau : Étymologie ( c. 1100) : Du moyen français oiseau , oyseau, de l'ancien français oisel, du bas latin aucellus (« petit oiseau »), forme contractée de * avicellus, diminutif du latin -avis- (oiseau). Oiseau signifie déjà petit.

 

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