N°4 / Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France

Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France

Présentation du numéro

François Perea, Juan Carlos Sanchez Illan

Résumé

Présentation du numéro : "Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France". LHUMAINE n°4.

  • Illustration : ©collection Georges Cleophas (avec nos remerciements)
  • Ayduas de la Secretaria de Estado de Memoria Democrática

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Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France

Alors que le monde se trouve dans l’antichambre de la Seconde guerre mondiale, l’Espagne sombre dans une guerre civile fratricide qui va, entre 1936 et 1939, causer près d’un demi-million de morts au combat, sous les bombardements, attachés aux poteaux d’exécution nationalistes ou républicains. Parmi les épisodes marquant de l’histoire commune des deux pays figure la Retirada qui verra au total près de 500.000 réfugiés traverser les Pyrénées en quelques jours, et parmi eux, des centaines de milliers de soldats espagnols procédant à une retraite stratégique espérant un retour rapide pour combattre le fascisme sitôt les coalitions de la Seconde Guerre mondiale établies.

Les faits sont de plus en plus connus, notamment documentés par le travail des historiens. Ils apparaissent dans un discours critique, reconstruit dans une perspective qui tend à l’objectivité, et interagissent avec une mémoire collective en permanente élaboration : en Espagne au gré des demandes des familles et des découvertes des fosses communes et, en France, dans les récits des centaines de milliers d’Espagnols qui ont traversé les Pyrénées pour se retrouver dans des camps d’internement.

Cette mémoire collective se construit depuis des souvenirs lointains, personnels, familiaux, associatifs… où peuvent se mêler la honte de la défaite, de la victoire fratricide, le déchirement d’un pays, des familles.

Au début du XXème siècle, Maurice Halbwachs a posé une distinction – critiquée par la suite dans sa stricte césure mais toujours d’actualité sous une forme nuancée de ce point de vue – qui pose deux modalités du rappel du passé : l’histoire et la mémoire. Pour l’auteur, le travail d’histoire ressort d’une démarche critique, conceptuelle, distancée et objectivante ; le travail de la mémoire est marqué par l’affect, l’expérience, la subjectivité.

Sur cette base est posé la notion de mémoire collective qui désigne une construction collective du passé depuis le présent, entre faits documentés et parcours personnels, qui est opérative pour un groupe social. Pour reprendre à Halbwachs, la mémoire collective est une « reconstruction du passé […] [qui] adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du présent » (Halbwachs, 1941, p. 7).

Alban Bensa et Eric Fassin (2002) précisent que cette mémoire collective apparait en réaction à une perturbation de l’ordre d’entendement social, parce qu’un événement survient qui oblige à l’intégrer dans l’ordre symbolique et culturel du groupe :

Partout la mémoire, qu’elle soit orale ou graphique, implicitement ou même explicitement évoque en écho l’événement – ce choc qui, dans un passé plus ou moins lointain, posa les conditions à partir desquelles l’univers local devait se réorganiser (2002, p. 7)

Alors, la mémoire collective apparaît comme une nécessité sociale et s’inscrit dans l’arsenal des récits de cohérence sociale, comme ceux politique ou religieux.

La particularité de cette mémoire est qu’elle est résulte de l’interaction de plusieurs strates de souvenirs. Elle est configurée à partir des mémoires personnelles, familiales, communautaires… qui ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles et ne sont pas forcément audibles aux mêmes périodes, quand elles n’entrent pas en conflit, notamment dans les cas de « mémoire négative », Rousso, 2016) qui apparaissent après des événements douloureux et clivants.

Cette hétérogénéité se stabilise toutefois, pour un temps plus ou moins long, et les communautés sociales reconfigurent l’ensemble du passé en mémoires collectives qui articulent les unités éparses en formations unifiées qui influencent, dans le même mouvement, la mémoire des individus en posant un cadre d’intelligibilité et d’acceptation qui assure la cohésion sociale.

Cette construction s’élabore et s’inscrit dans des discours, soutenue par ce que Jean-Jacques Courtine appelle la « mémoire discursive » :

Toute formulation possède dans son « domaine associé » d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie…, c’est-à-dire à l’égard desquelles elle produit des effets de mémoire spécifiques (1981, p. 52).

La mémoire est ainsi inscrite dans des discours (sous toutes leurs formes multicodiques, et sous différentes matérialités) de manière essentielle. Certains discours ont de plus une vocation explicite mémorielle : ils visent à circonscrire, représenter et perpétuer une formation mémorielle et sont ainsi des vecteurs privilégiés de patrimonialisation.

 

Dès lors, comment rendre compte de ces mémoires ? L’objectif de ce numéro est, plus que de présenter un état de la mémoire de la guerre civile d’Espagne et de ses conséquences de part et d’autre des Pyrénées, d’explorer les démarches variées qui conduisent à sa construction.

Il fait le pari que, comme la mémoire collective elle-même, son unité apparaît par associations (pour reprendre le terme de Courtine) de l’hétérogène. C’est pourquoi il collige des apports variés comme le sont les éléments composant la mémoire. Les textes qu’il accueille visent à rendre compte de cet entrelacement en mêlant à l’article universitaire la démarche de l’amateur éclairé ou le récit familial. Chacun envisage de rendre compte de la mémoire de la guerre d’Espagne et de ses conséquences d’une certaine manière : analytique, narrative, exploratrice…

Dans le présent numéro, des chercheurs questionnent les dynamiques même de la mémoire de la Retirada.

- François Perea, Professeur des universités en sciences du langage à l’université Montpellier III, s’attache à questionner une mémoire collective de la Retirada qui se matérialise en ligne, considérant que dans l’archive mouvante du web, se dessine une circonscription conceptuelle articulée au signifiant retirada.

- Juan Carlos Sánchez-Illán, Professeur des universités en journalisme à l’université Carlos III de Madrid, expose de son côté la stupéfaction qui a été la sienne lorsqu’il a commencé ses recherches universitaires sur le sujet, les attentes institutionnelles, familiales, citoyennes qui travaillent les enjeux et les formes de la mémoire, et les incidences sur son travail sur le devenir des descendants de l’exil.

- Aurelio Martín, Professeur associé à l’université Carlos III et César Luena, archiviste à la fondation Pablo Iglésias, envisagent à partir des élections législatives espagnoles de 1977, comment les dynamiques mémorielles suivant la mort de Franco deux ans plus tôt ont influencé les votes et conduit à la victoire du PSOE.

D’autres chercheuses et chercheurs questionnent l’événement déclencheur du phénomène mémoriel, l’exil.

- Laia Arano, Docteure en histoire contemporaine et chercheure à la Fondation Carles Pi i Sunyer de Barcelone, observe les trajectoires des exilés, notamment au camp d’Agde, et interroge les conséquences identitaires et subjectives de l’exil.

- Julián Vadillo, historien, explore pour sa part un aspect moins documenté de l’exil espagnol : celui qui a pris la direction de l’Afrique du Nord. Ce faisant, il montre comment les exilés se sont organisés et structurés politiquement de l’autre côté de la méditerranée.

Comme la mémoire est affaire de reconstruction, de reconfiguration au présent, des chercheurs participent à recréer ce qui fût et qui a pu être, en partie, oublié dans ces trajectoires personnelles et collectives.

- Eduardo Ranz Alonso, Professeur associé de droit à l’université Carlos III de Madrid, reconstruit le parcours de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la phalange espagnole, qui trace entre portrait personnel et tableau de la société espagnole du début du XXe, les contours mémoriels qui éclairent l’épisode de l’histoire qui s’écrit alors.

- Virginie Gascon, Médiatrice culturelle aux services des archives de la ville d’Agde, puise dans les ressources documentaires pour faire revivre le parcours de réfugiés au camp d’Agde et questionne l’héritage culturel de ce camp en observant les associations de réfugiés ou encore les traces mémorielles dans la ville.

Enfin, deux descendants des réfugiés présentent la place de la mémoire familiale et son incidence.

- David Mallen consacre son temps libre aux recherches sur l’histoire de la ville d’Agde pendant la seconde guerre mondiale. Après avoir présenté comment son intérêt est ancré dans son histoire familiale, il livre un travail sur le camp d’Agde, basé sur de nombreuses archives personnelles.

- Sabrina Caliaros, Directrice du numérique pour la région académique après avoir été professeure d’Espagnol, questionne l’entrelacement des mémoires collectives, familiales et individuelles dans le cadre d’un témoignage personnel révélant comment il a fallu se construire à travers les récits du passé.

L’ensemble propose ainsi autant de portes d’entrées, non exhaustives et non exclusives, de la mémoire collective liées à la Retirada et à la Guerre d’Espagne.

 

Bibliographie

Bensa, A. et Fassin, E., (2002), « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n°38, pp. 5-20.

Blanchard, P. et Veyrat-Masson, I, 2009, «. Les guerres de mémoires : un objet d’étude ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, p. 3-52.

Courtine, J.-J., (1981), « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en analyse du discours. À propos du discours communiste adressé aux chrétiens », Langages n°62, « Analyse du discours politique », Paris, Larousse, p. 9-128.

Halbwachs, M, (1925), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan.

Halbwachs, M., (1950), La mémoire collective, Paris, PUF.

Rousso, H. (2016), Face au passé, éd. Belin.

 

Illustration : ©collection Georges Cleophas (avec nos remerciements)

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