N°1 / Numérique, Humanités et Sciences du langage

Discours scénographique : objets, cadres et scènes

François Perea, Lucie Dumonceaud

Résumé

Le présent travail, inscrit dans le cadre du programme de recherche SCENOSCOPE[1], aborde la scénographie en tant que dispositif dans lequel actions et interprétations sont travaillées dans une interaction entre proposition professionnelle et l’appropriation expérientielle (Veron et Levasseur, 1983), Il s’agit de questionner, dans cette perspective, les dispositifs scénographiques depuis leurs matérialités et leurs fonctionnements discursifs – leur scénodiscursivité – dans le cadre d’une approche en sciences du langage qui ne se limite pas à un propos verbo-centré et qui intègre les objets de toutes natures dans sa réflexion.

 

[1] Ce programme est mené par plusieurs membres du laboratoire LHUMAIN en collaboration avec l’IES (Institut d’Electronique et des Systèmes) de l’université de Montpellier. Il vise à élaborer un modèle systémique d’interaction complexe à partir de l’étude de pratiques professionnelles de production scénographique et d’activités de réception. Il mobilise un appareil méthodologique original et novateur de géolocalisation indoor qui permet la saisie des déplacements et des comportements des « lecteurs-visiteurs » lors d’expositions en contexte muséal.

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Le présent travail, inscrit dans le cadre du programme de recherche SCENOSCOPE[1], aborde la scénographie en tant que dispositif dans lequel actions et interprétations sont travaillées dans une interaction entre proposition professionnelle et l’appropriation expérientielle (Veron et Levasseur, 1983), Il s’agit de questionner, dans cette perspective, les dispositifs scénographiques depuis leurs matérialités et leurs fonctionnements discursifs – leur scénodiscursivité – dans le cadre d’une approche en sciences du langage qui ne se limite pas à un propos verbo-centré et qui intègre les objets de toutes natures dans sa réflexion.

La démarche prend ainsi pour point de départ les productions discursives réelles et en contexte qui ressortent de différents systèmes sémiotiques, linguistiques ou non (du texte exposé à l’éclairage). Ces productions articulent deux paradigmes qui réfèrent à une scène exposante et à une scène exposée, toutes deux ancrées dans des cadres d’interprétation. Les objets sont alors resignifiés selon leur inscription dans l’une ou l’autre scène et l’expérience subjective sera différemment travaillée selon les séquences énonciatives qui y sont associées (discours / récit). Elles génèrent des séries d’articulations liées de manière déterminante et qui sont situées au croisement de systèmes de références expérientielles, énonciatives et sémantiques.

Nous développons dans une première partie différentes conceptions de ces discours scénographiques, que l’exposition soit considérée comme un récit, texte ou discours ou que l’on entende, dans la perspective des affordances, le discours des objets. Nous procédons dans une deuxième partie à une description des éléments discursifs présents dans la scénographie de l’exposition Fortune à bord ! Chronique de la Jeanne-Elisabeth, au Musée d’archéologie sous-marine du Cap d’Agde puis à une analyse de la nature discursive des objets (exposant / exposé) liés à des cadres d’interprétation (primaire / secondaire) et des scènes énonciatives (discours / récit).

 

1. Discours scénographique

Que l’on parle de scénographie, de muséographie ou encore d’expographie, le dénominateur commun reste le même, inscrit dans le suffixe. Cet invariant marque le travail d’une écriture au sens complexe du terme, caractérisé par une inscription dans un espace (l’œuvre dans la salle comme la lettre sur la page), une intention du scripteur-scénographe auteur et une adresse au lecteur-visiteur.

La considération de cette écriture conduit à deux questionnements croisés : alors que certains s’interrogent sur la nature langagière de la scénographie elle-même (texte ? récit ? discours ?), d’autres questionnent ce que disent les objets mis en scène.

 

1.1. L’exposition comme récit, texte, discours

Les références complexes au récit, au texte ou au discours pour caractériser la scénographie sont en effet fréquentes. Elles ont en commun de souligner le travail pour raconter l’histoire de l’exposition (ainsi mise en récit), de structuration (comme celle d’un texte) et/ou la dimension idéologique et interactive qui la trame (à l’instar d’un discours).

 

L’exposition-récit

Dans « Les écritures de l’exposition », Serge Chaumier (2011) rappelle comment la tentation de considérer l’exposition comme un texte est grande. Ainsi, dans le cadre de la « muséologie de la rupture », l’idée de la scénographie narrative est courante et Jacques Hainard d’écrire qu’il s’agit de « raconter une histoire avec un début et une fin » (1994, p. 531). Cette perspective est celle d’un récit, agencé et organisé comme une chronologie d’événements et d’histoires que raconteraient les objets exposés, cadrés par des textes aux vertus didascaliques.

Mais l’agencement d’objets et de textes, tout organisé qu’il soit, suffit-il à faire récit ?

Jean Davallon (2010) envisage que la démarche est variable et observe deux conceptions de l’exposition. L’une ressort de la technologie de la présence et repose sur un principe selon lequel « exposer, c’est disposer des choses dans l’espace de manière à les donner à voir » ; l’autre fonctionne comme technologie de l’écriture, considérant qu’« exposer, c’est donner à voir pour faire comprendre – autrement dit, pour dire – quelque chose » (2010, p. 229-230). Le statut des textes est déterminé par l’option choisie. Dans le premier cas, le texte vise à présenter l’objet (une fonction de cartel pourrait-on dire) ; dans le second cas, l’exposition est elle-même un texte destiné à produire un effet sur le visiteur.

Pour Serge Chaumier, l’exposition-récit est une hypothèse trop réductrice :  

 

Dès lors, concevoir l’exposition comme un texte qui raconte une histoire nous paraît trop simple […] En fait, l’exposition correspond moins à une histoire qu’à un enchevêtrement de sens, composé de multiples histoires, qui pour finir permet de produire une histoire, celle que le visiteur se construit par interaction avec les propositions (2011, p. 49).

 

Il envisage alors l’exposition comme un hypertexte qui permet la circulation entre les différents textes (aux différents codes : iconique, scriptural, oral, sonore… parfois olfactif, tactile) qu’il mobilise :

 

Ainsi davantage qu’à un texte, il faudrait comparer l’exposition à un hypertexte, constitué de multiples liens. C’est en fait un millefeuille, composé de couches de sens dans lequel le visiteur va voyager et glaner des niveaux qui lui conviennent (2011, p. 49).

 

L’exposition comme cadre

Dans une perspective proche, le texte scénographique est alors, pour Louise Letocha (1992), un métalangage, dont la fonction consiste à resignifier les éléments sémiotiques en dehors de leurs systèmes initiaux, pour leur donner sens dans l’ensemble construit et travaillé. Dès lors, l’objet exposé cesse d’être ce qu’il était dans sa fonction première sitôt qu’il est exposé. Ainsi, la chaussure exposée dans le cadre de l’exposition Fortune à bord ! (nous y reviendrons) a perdu sa valeur pratique initiale pour valoir comme témoignage de la disparition tragique de voyageurs.

 

N’étant plus objet appartenant au monde de la pratique, il est dorénavant objet d’un monde de langage. Son statut et sa signification seront donc définis par les rapports qu’il entretiendra avec les autres objets de l’exposition (Davallon, 1986, p. 245).

 

Cette dimension « meta » souligne que les choix opérés à différents degrés de la scénographie (depuis les choix des expôts jusqu’aux choix des couleurs d’un décor par exemple) constituent un cadre général qui crée un cadre d’interprétation (Erving Goffman), un contexte de re-signification.

Marie-Sylvie Poli propose alors une typologie des choix qui relèvent de quatre types de ressources, en mobilisant encore l’analogie textuelle :

 

Ces ressources sont d'au moins 4 ordres : le ton du texte d'exposition (savant, drôle, pédagogique, polémique, poétique…) ; le format du texte d'exposition (livresque, journalistique, encyclopédique, événementiel...) ; la syntaxe du texte d'exposition (mise en intrigue, organisation en séquence du niveau macro au niveau micro, correspondance entre les énoncés et les objets) ; le lexique du texte d'exposition (quelles terminologies, quels univers de sens, quels temps, quels modes, quels outils grammaticaux, quelle ponctuation...). (2010, p.11)

 

Claire Merleau-Ponty précise qu’il s’agit de « soutenir un propos que [la scénographie] doit rendre lisible » (2010, p. 201). C’est même ici que réside l’utilité de la démarche qui consiste à « créer une atmosphère […] faciliter la lecture des œuvres [… et] aider à l’interprétation » (2010, p. 203).

Ainsi, l’ambition est bien celle de créer un texte/cadre stratégique, porteur d’intentions et destiné à influencer le visiteur… une rhétorique en somme au sens grec antique du terme qui l’envisage comme action oratoire sur les esprits.

 

L’exposition comme discours

Dès lors, il est possible de saisir la scénographie comme un discours, porteur d’une perspective, d’un point de vue, qui organise les objets pour leur assigner de nouvelles significations dans l’ensemble.

Dans une perspective discursive, toute exposition émerge dans un cadre institutionnel dont elle matérialise certaines idéologies pour parler comme Louis Althusser ou un certain ordre pour paraphraser Michel Foucault, dans un cadre normé (celui de la production culturelle mise en scène), porté par des acteurs légitimes (conservateurs, artistes, scénographes…), portant sur des objets ratifiés (et rendus légitimes par leur élection par les acteurs légitimes), saisis dans un environnement culturel.

 

Ainsi, Marie-Sylvie Poli (2010) explique que toute exposition suppose une sélection et constitue un regard inscrit dans l’état de connaissances et les partis-pris idéologiques.

 

L'exposition se constitue […] à partir d'un ensemble motivé d'opérations de sélections et de choix de discours qui portent : sur les sujets à aborder, sur les cadres de référence retenus pour les traiter et sur les modes opératoires produits pour les exposer. Tous ces choix vont se retrouver exprimés de manière plus ou moins explicite dans le texte écrit de l'exposition […] le texte expose à sa manière les partis pris scénographiques et épistémiques des concepteurs de l'exposition (Poli, 2010, p. 9).

 

C’est bien la nature discursive de la scénographie qui se relève alors, comme une dynamique participant d’une dynamique sociale qui se manifeste dans le texte où se révèle le point de vue de l’énonciateur et l’adresse au destinataire compris comme le lecteur-modèle d’Umberto Eco :

 

Le texte étant par nature dialogique […] et écrit pour faire réagir le lecteur, toutes les citations conscientes ou inconscientes sur lesquelles il s'appuie, toutes les références explicites ou implicites dont il est le porte-parole agissent d'au moins deux façons sur l'exposition :

- elles disent les courants de pensée que l'exposition approuve ou ceux auxquels elle s'oppose;

- elles trahissent les catégories socioculturelles des visiteurs auxquels les concepteurs s'adressent en priorité (Poli, 2010, p. 10)

 

Dialogique (inscrite dans le réseau des autres expositions, mises en scène) et dialogale (dans la tension entre exposants et visiteurs), la scénographie se présente comme une écriture complexe où se mêlent des récits et discours, multicodiques (sonores, visuels, kinésiques, spaciaux, etc.) porteurs d’une intention (ludique, pédagogique…) et destinés à orienter le visiteur (à distraire, à guider…).

 

1.2. Ce que disent les objets

Le discours scénographique portant la voix et l’intention des acteurs dans l’institution est le support du dialogue pratique qui apparait dans la rencontre des objets et des visiteurs. Métadiscours (pour reprendre à Letocha), il influence (ou vise à influencer) les interactions qui opèrent entre les sujets visiteurs et les objets exposés.

 

Les objets parlent

Ces objets visités, qu’ils soient mobiles (vidéo projetée par exemple) ou fixes (tel l’expôt archéologique) ne sont jamais passifs et muets car les objets parlent, même au musée.

Dans une perspective sémiotique, Alessandro Zinna (2014), après avoir rappelé les sphères pratiques, esthétiques et artistiques élaborées par Murakowskij, précise que ces déterminations d’appartenance ressortent « plutôt d’un jugement et, par conséquent, d’un classement propre à chaque culture » (p. 3). Ainsi, un vase grec antique appartenant dans sa culture d’origine à la sphère pratique (par son utilité) et esthétique (par les décors qui peuvent l’orner) pourra appartenir à la sphère artistique pour le visiteur qui l’observe aujourd’hui dans la vitrine d’un musée. Dès lors, « il ne s’agit plus du discours sur les objets (la pub, le packaging, le design), mais aussi du discours des objets. Dans cette démarche […] il faut intégrer le sens qui provient de la pratique et de l’usage des objets » (2014, p. 28).

La démarche croise l’intérêt aujourd’hui largement partagé pour les affordances, dont le concept a été initié par James Jérôme Gibson (1979) pour signifier comment l’objet dans l’environnement suggère à l’utilisateur un usage, un comportement, une interprétation. Donald Norman (2020) ajoutera, à la perspective environnementale gibsonienne, une dimension perceptuelle :

 

I believe that affordances result from the mental interpretation of things, based on our past knowledge and experience applied to our perception of the things about us. » (2002, p. 219).

 

En observant les perceptions de l’objet, dans une vision peut-être plus ergonomique, William Gaver (1991) propose de distinguer trois types d’affordances, selon qu’elles soient directement perceptibles à l’utilisateur, telle la poignée de la porte (affordance perceptible), qu’elles ne soient pas directement visibles ou premières, comme le briquet utilisé comme décapsuleur (affordance dissimulée) ou qu’elles trompent l’utilisateur, comme un faux interrupteur par exemple (affordance trompeuse).

 

Objets et outils langagiers

S'attachant aux textes, Eric Kavanagh, Jacynthe Roberge et Isabelle Sperano proposent une déclinaison des affordances liées à la lecture : affordance de l’objet, de lisibilité fondamentale, linguistiques fondamentales, de genre, des zones informationnelles, microstructurales. (2016, p. 7-8). Les auteurs décrivent ainsi un processus continu qui envisage l’écrit depuis l’inscription de l’objet dans son environnement jusqu’à son fonctionnement structurel interne.

Avec l’approche Textes, discours, interactions, Marie-Anne Paveau (2012) propose une perspective des affordances inscrite en sciences du langage et dite symétrique (en référence à Bruno Latour 1997), c’est-à-dire envisageant les rapports entre humains et non-humains dans un continuum, et le social dans une dimension intersubjectives et interobjectives assemblées. Il s’agit « de dépasser une conception logocentrée (centrer l’analyse sur les énoncés et les seules matières langagières) pour élaborer une conception écologique qui observe dans leur entier les environnements des énoncés » (Paveau, 2013). Dès lors, « les objets inanimés, qui ont une âme comme chacun sait, ont aussi une bouche : ils parlent, souvent, et beaucoup. Mais on ne les écoute sans doute pas assez » (Paveau, 2012, p. 54).

Il convient donc de questionner « les efforts que déploient les humains pour interagir avec l’artefact » (Hutchby, 2001) et « ce que disent les objets » (Paveau, 2012).

Pour ce faire, Marie-Anne Paveau (2012, p. 61) distingue les outils et les objets linguistiques et / ou discursifs. Les outils sont destinés à soutenir la production ou la réception langagière. Ils peuvent servir de recueil de référence, de règles, de normes (outils linguistiques), telle la définition de carénage en complément du panneau « entretien & réparation du navire » (Figure 1) ou constituer des supports à la production en situation (outils discursifs), comme la trame de visite que le conférencier aura inscrite sur une fiche.

 

Figure 1- Elément d’exposition Fortune à bord !

 

Les objets peuvent être des lieux d’inscription langagière – comme le panneau orange sur lequel est inscrit le texte « entretien & réparation du navire » – (Figure 1) ou proposer des usages et agir discursifs (non graphiques, tel les expôts eux-mêmes qui peuvent inciter à des commentaires dans leur mise en scène).

Dans le contexte muséographique, distinguer outil et objet n’est pas toujours évident car les statuts sont souvent confondus. Ainsi, un cartel est outil mais sa forme plastique, répondant par exemple au cahier des charges sémiologique de l’exposition, peut aussi en faire un objet à contempler.

L’exposition, en elle-même, transforme le statut de l’objet usuel (par exemple) pour en faire un objet d’exposition, un outil pédagogique, culturel, etc. La distinction reste opératoire, car elle permet d’inscrire dans un continuum langagier le linguistique et le non linguistique. Dès lors, le texte ne se suffit plus à lui-même : il ne vaut qu’en situation et dans ses rapports aux objets et outils environnants pour dégager une proposition sémantique dont chaque visiteur fera sa propre expérience.

L’exposition Fortune à bord ! permet d’observer in situ le fonctionnement de ces discours, d’en proposer une taxinomie opératoire et de questionner leurs fonctions et rôles variés, et leurs saisies dans des cadres d’interprétation et dans des scènes d’énonciation spécifiques.

 

2. Natures et fonctionnements discursifs de l’exposition

Ce terrain d’épreuve est l’exposition Fortune à bord ! Chronique de la Jeanne-Elisabeth, présentée au musée de l’Ephèbe du Cap d’Agde (musée d’archéologie sous-marine) du 12 octobre 2019 au 19 septembre 2021.

 

2.1. L’exposition Fortune à bord ! Chronique de la Jeanne-Elisabeth

La Jeanne-Elisabeth, brick suédois de 200 tonneaux sous le commandement d’André Knape Hannson, quitte Stockholm le 21 juin 1755. Le 14 novembre 1755, pris dans un fort coup de vent, le navire fait naufrage au large de Maguelone, dans l’Hérault, emportant dans sa cale plus de 20 000 piastres d’argent en provenance de l’Empire Espagnol (Mexique, Pérou, Bolivie).

Couchée sur tribord, enfouie dans le sable, l’épave est alors préservée, jusqu’à ce qu’une autre tempête, en 2006, la rendre accessible aux plongeurs… et aux pilleurs. En 2008, le Département de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) commence la fouille archéologique de l’épave. Elle durera jusqu'en 2019, rassemblant de nombreux archéologues et chercheurs de plusieurs horizons : numismates, architectes navals, archivistes, scientifiques…

L’exposition Fortune à bord ! propose un retour sur 12 années de fouille et d’étude du site de la Jeanne-Élisabeth. Elle met en scène des informations issues de la fouille et des recherches sur archives, et propose un regard sur le bateau, ses hommes et son histoire, et ce qu’ils nous apprennent des sociétés d’alors. Elle a été préparée et réalisée par les équipes du musée public en collaboration avec une agence privée[2] dans le cadre d’une assistance à maîtrise d’ouvrage.

La scénographie, délimitée en jaune dans le plan d’élévation reproduit ci-dessous (figure 2) se déploie sur un couloir et deux salles). Elle est composée, outre des expôts, de panneaux illustrés (numérotés en bleu) portés sur les murs existants ou élevés pour l’occasion (n°13, 18, 19, 20, et 21) pour orienter le parcours, et d’une dizaine d’éléments de mobilier (côtés V1A à V9).

 

Figure 2 – Plan d’élévation réalisé par Saluces design

 

Dans ce cadre, nous portons l’accent sur les productions linguistiques participant de la mise en scène mais également sur les autres éléments de la scénographie :

- parce qu’ils constituent un ensemble aux parties indissociables, dans un rapport de co-référence (le cartel et l’expôt par exemple) ;

- et parce qu’ils sont souvent fusionnés : la production langagière prend sens en fonction de son support et le même texte ne sera pas lu et interprété selon qu’il soit inscrit sur tablette numérique ou sur un poster.

Le premier travail consiste à questionner dans cet ensemble les natures et fonctions des objets présents, de nature linguistique et non linguistique, pour en proposer plus qu’une taxinomie une description dans un système fonctionnel. Ainsi, moins que de caractériser chaque objets per se, il s’agit d’en observer le fonctionnement dans un ensemble qui articule deux dynamiques : exposer et être exposé, dont nous développons par la suite les liens avec les activités d’interprétation (cadres) et d’énonciation (mode du discours et mode du récit).

 

2.2. Natures et fonctions : exposé, exposant, hybride

Dans l’espace muséographique, les objets (au sens générique) remplissent plusieurs fonctions, parfois même en dépit de leurs destinations et de leurs usages premiers mais en raison même de la mise en scène.

Quelques exemples de l’utilisation de ces objets dans l’exposition de la Jeanne-Elisabeth permettent de cartographier la variété.

 

Figure 3 – Panneau d’orientation

Figure 4 – Flashcode

Figure 5 – Panneau informatif

Figure 6 – Cartels

Figure 7 – Séquence scénographique

Figure 8 – Film de présentation

Figure 9 – Panneau mobilier

Figure 10 – Livre exposé

Figure 11 – Scellés exposés

Figure 12 – Panneau mobilier

Nature scénodiscursive des objets

L’adjectif scénodiscursif qualifie ici les traits caractéristiques que prend un objet dans son fonctionnement au sein d’une scénographie et son intégration dans un ensemble langagier dicible et interprétable.

On retrouve d’abord les objets encadrant l’exposition, désormais objets exposants, qui assurent le bornage dans un ensemble plus vaste : le musée, son environnement (on peut imaginer des affiches en ville comme participant de ce bornage). On retrouve ainsi la flèche indiquant le début de l’exposition (figure 3), un système de guidage par flashcode qui offre un parcours sur l’ensemble du musée pour les scolaires, les disques Compagnon de visite (figure 4) ou encore le panneau de mentions légales qui se trouve au début ou à la fin de chaque exposition (figure 5 – côté 25 sur le plan d’élévation de Saluces design, reproduit en figure 2). Ces objets – pour beaucoup outils linguistiques – ont pour fonction de délimiter l’exposition et d’orienter par un bornage physique et/ou informatif le visiteur.

Dans le cadre délimité, d’autres objets exposants ont pour fonction d’éclairer le visiteur sur les expôts ainsi référencés. On trouve ici les classiques objets linguistiques tels les cartels faisant office de référents de nomenclature (figure 6, côte V9), les notices explicatives (figure 7, côte 16) ou encore leurs variations sur écran (figure 8, côte 7) ou sur panneau mobilier élevé pour l’occasion (figure 9, côte 19). Ils sont outils de référencement mais également d’explication, d’exposition ou encore de circulation (panneau mobilier).

Enfin, et toujours du côté des objets linguistiques, des textes sont exposés comme objets, dans leur forme initiale ou reproduits : un exemplaire des Mémoires du compte de Brienne, tome II, publié en 1719 (figure 10, côte V5), des scellés qui ont été posés lors des perquisitions chez les pilleurs de l’épave (figure 11, côte 21) ou des fac-similés d’articles de la presse locale, publiés à cette occasion (figure 12, côte 21). Dans ce cas, c’est l’objet-texte qui a souvent valeur d’expôt, dans sa matérialité historique et culturelle (le livre, le scellé, le journal).

Le texte peut également être en soi un objet d’exposition, comme lorsqu’il est récit ou discours supplétif : aucun objet ne pouvant être exposé, tout l’acte de monstration est reporté dans le texte. Ainsi, les tombes des deux passagers naufragés inhumés sur la plage sont évoquées dans un texte. Si la matérialité n’est pas absente (il y a bien un design des supports), c’est le contenu sémantique qui prend le plus souvent le pas sur l’objet.

Nous pouvons distinguer deux grandes familles d’objets linguistiques. Celle des objets exposés, eux-mêmes ou reproduits dont la valeur est liée au cadre dans lequel ils sont mis en scène et qui leur confère le statut d’expôt. Et celle des objets exposants dédiés au cadrage de l’exposition ou au référencement et à la documentation de l’objets exposés et dont la valeur est déterminée dans leur rapport à un, plusieurs ou l’ensemble des objets exposés.

Cette distinction fonctionne également pour les objets non linguistiques. En effet, le dispositif scénographique comporte des éléments exposants, c’est-à-dire délimitant le cadre de l’exposition (des mobiliers, des configurations de déplacements, des éléments de mise en attention : jeux d’éclairages ou de couleurs, etc.) guidant les visiteurs dans un espace délimité, rythmé par des éléments signifiant). Il comporte également des éléments d’exposition, nommés expôts. Ces objets remplissent différentes fonctions spécifiques.

 

Fonctions des objets scénographiques

Sans exclure d’autres fonctions alternatives ou secondaires, il est donc possible de souligner les fonctions premières des objets selon qu’ils appartiennent de manière privilégiée à l’une ou l’autre des familles.

Les objets exposants ont pour fonction première, nous l’avons souligné, de guider l’orientation à la fois physique (déplacement), sensible (ressentis) et cognitive (attention, interprétation) des visiteurs. Cette orientation peut être :

- large (ainsi, des flèches qui guident depuis l’entrée du musée jusqu’au début de l’exposition – figure 3) ;

- fine (elle éclaire alors l’objet voisin comme avec le cartel de la figure 6).

Les objets exposés ont une fonction d’incarnation qui peut être directe (l’objet est exposé, comme avec la vitrine de la figure 10) ou reposer sur une opération de substitution (reproduction photographique ou 3D, fac similé, récit supplétif comme dans le texte « Une épave pillée, une part de l’histoire disparue – figure 12 – comporte des éléments de description de l’épave impossible à montrer). Cette incarnation tend alors vers une mise en présence :

- directe, à valeur patrimoniale (un manuscrit précieux est exposé) ;

- indirecte, à valeur évocatoire et représentationnelle (une description remplaçant l’objet non exposé par exemple).

L’ensemble des objets composant une scénographie est ainsi configurable selon deux tensions croisées, parfois hybridées (à la fois exposant et exposé). Nous ne donnons qu’un exemple pour chaque cas typique :

Tableau 1

Au-delà des figures canoniques, les objets hybrides sont nombreux. Fondamentalement, on peut même dire que tous les objets sont hybrides puisque les objets d’exposition sont travaillés plastiquement pour être repérés ou interprétés et par conséquent, sont exposés. Par exemple une lettre manuscrite peut-être :

- un expôt (objet exposé), à valeur patrimoniale, si elle a été écrite par la main d’un illustre scripteur. Dans ce cas, le contenu passe au second plan (il peut être en langue étrangère sans que cela pose souci) ;

- un expôt important par son contenu (une charte exposée par exemple) ;

- un expôt supplétif, s’il est description d’un témoin par exemple.

Toutes ces fonctions peuvent être conjointes et même être complétées par d’autres si la lettre manuscrite est un objet exposant mettant en valeur un expôt voisin par exemple.

Plus pratiquement, certains objets se distinguent en ayant une double fonction en raison de la relation plastique à leur environnement. Par exemple, dans la figure 12, les fac-similés d’articles de journaux relatifs au pillage de l’épave sont objets exposés (ils peuvent être lus pour eux-mêmes et sont exposés tels des tableaux) et objets d’exposition puisqu’ils constituent un cadre d’interprétation des objets dans la vitrine encastrée : des scellés de police notamment.

Ce dernier point est important pour souligner que la nature (exposant / exposé) et les fonctions (orientation / incarnation) des objets sont travaillées par les relations de voisinage et sont ainsi inscrits dans un ensemble systémique (la scénographie) qui alloue de nouvelles caractéristiques et déterminations aux éléments qui le compose. Les visiteurs opéreront dans cette proposition des choix qui les conduiront à privilégier une nature ou une autre (par exemple en lisant les articles de journaux évoqués supra ou pas, les considérant comme expôts ou des décors de la vitrine).

 

Diversité et reconfiguration des exposés / exposants linguistiques

Les objets exposants, exposés ou hybrides peuvent avoir des statuts variés car la forme même n’est absolument pas déterminante. Un objet exposant – un texte d’accompagnement par exemple – peut avoir des formes variées qui correspondent aux genres de discours attendus (explicatif ou narratif par exemple le plus souvent) mais peut aussi provenir d’un détournement, comme c’est le cas avec les articles de journaux (discours journalistique informatif) devenant objets de décoration (dans la figure 12).

La nature linguistique de l’objet peut même être remise en cause. Dans l’exposition Fortune à bord !, le livre exposé est retourné face contre socle rendant la lecture impossible, des appareils de mesure gradués (écriture numérique) n’ont plus leur utilité initiale rendant indispensable l’usage des chiffres : ces objets perdent leur usage premier – liés aux inscriptions langagières qu’ils supportent – au profit d’une fonction expositive.

Dès lors, dans l’espace scénographié, ce n’est pas la nature ou le genre du texte qui prévaut mais son statut en discours, c’est-à-dire la valeur qu’il prend dans le système scénographique, en regard des autres objets, en situation d’exposition et dans un cadre matériel et d’interprétation. La production langagière est en quelque sorte reconfigurée sémantiquement dans ce nouveau contexte.

Cela n’empêche pas que des formes canoniques existent en particulier pour les objets linguistiques encadrants. Il en va ainsi, des balisages (orientation large) des expositions mêlant des formes à valeurs topographiques (flèches, extrait de plans) et des éléments langagiers récurrents (« Sens de la visite » dans la figure 3). Le cartel constitue le parangon de l’orientation fine : il répond à des règles matérielles (support petit, positionné près de l’expôts, individuel ou collectif à la vitrine) et linguistiques (formes nominales brèves, élément de datation, de référence et côtes, éventuelle précision brève) comme dans la figure 6.

S’ils connaissent des variations, ces éléments s’inscrivent dans des références plus large (de la circulation géographique et topographique aux textes d’étiquetage) qui contraignent la liberté matérielle et linguistique dans un registre commun.

La scénographie engendre à l’intérieur de chaque exposition des formats normés inscrits dans une charte graphique (déterminant les matériaux, les couleurs, les éclairages, les formes privilégiées), une intention (correspondant au ton, à l’ambiance qui doit se dégager de l’ensemble) et, bien entendu, une proposition scientifique.

Figure 7

Par exemple, l’exposition Fortune à bord ! joue sur les mobiliers présents à bord des navires. Les vitrines sont des malles qui contiennent les objets exposés et dont les couvercles ont été posés à proximité pour accueillir, souvent, les textes encadrants. Ainsi, les objets non linguistiques (boite / couvercle) doublent les fonctions des objets encadrés (objets exposés / textes de présentation). C’est le cas pour le dispositif de la séquence (figure 7 ci-contre) où le couvercle du coffre noir (où se trouvent des expôts) est posé contre le mur sur la droite et contient les textes de références.

Ou encore le panneau mobilier (figure 12 ci-après) avec la référence plastique à l’univers du navire et de l’échouage dans Fortune à bord ! où l’on constate la présence de l’inclinaison dans les cloisons et dans les éléments typographiques de soulignement rappelant la gîte du navire. Le dispositif scénographique révèle ici sa complexité car il est inscrit dans un univers propre à l’exposition et il repose sur des systèmes sémiotiques plus génériques et valables dans d’autres contextes (flèches et indications linguistiques d’orientation par exemple) que ceux de l’exposition.

Figure 12

 

2.3. Cadres d’interprétation et scènes d’énonciation

Les statuts d’exposition et d’exposé résultent de l’inscription des objets dans des cadres d’interprétation (primaires et secondaires) et des scènes d’énonciation (discours / récit).

 

Cadres d’interprétation

Cette expérience repose sur un travail agencé des cadres d’interprétations, pour reprendre à Erving Goffman (1991) qui envisage l’expérience comme un processus d’organisation dynamique. Dans sa perspective, les individus accordent du sens, une signification à une expérience dans des cadres « de pensée » qu’il appelle des cadres primaires. La culture d’un groupe social est composée de cadres primaires qui permettent de donner du sens à la situation (dimension cognitive du cadre) et d’enclencher des séquences d’action (dimension opératoire) en indexant les expériences nouvelles aux expériences passées à l’intérieur de ces cadres partagés et actualisés en interaction.

Des transformations du cadre peuvent apparaitre : les fabrications (destinées à tromper les individus sur le cours des choses) et les modalisations. Les opérations de modalisation consistent à superposer sur un cadre primaire une couche transformatrice qui réoriente les appréhensions cognitives et actantielles. Un second cadre apparait modifiant la compréhension du cadre primaire et les activités qui y sont liées.  Les jeux fournissent un bon exemple de cadre secondaire. Les enfants jouant à la guerre mobilisent le cadre d’action primaire – celui de la guerre – mais l’interprétation de la situation (le simulacre) et les activités (ludiques et non dramatiques) constituent un cadre secondaire modalisé qui va orienter les comportements et la manière dont la scène est appréhendée.

Cinq modes fondamentaux sont identifiés : les « faire semblant » (de l’ordre du simulacre, comme les jeux d’enfants ou les représentations théâtrales), les rencontres sportives (où l’affrontement n’est plus guerrier), les réitérations techniques (au cours desquelles une séquence d'activités est exécutée hors de son contexte naturel, comme dans les apprentissages ou les entraînements), les cérémonies (qui modalisent un événement : vie, mort, unions, etc.) et les détournements (passage d’un activité à une autre) :

 

Par mode, j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différentes. On peut appeler modalisation ce processus de transcription (Goffman, 1991, p. 52)

 

Nous travaillons ici – au prix d’une extension de son champ premier – la notion goffmanienne de cadre, pour l’appliquer à l’interaction particulière qui réunit producteur et récepteur et se matérialise dans l’expérience en cours de visite. Cette expérience conduit le visiteur à combiner deux séries d’actions conjointes, articulées pour l’une au repérage dans l’espace scénographié et pour l’autre à la saisie des objets exposés.

La scénographie repose alors pour partie sur une modalisation (le « faire-semblant » dans le cadre d’une mise en scène reconstitutive par exemple) des cadres primaires dans lesquels s’inscrivent initialement les objets. Cette modalisation concourt à l’interprétation des objets exposés dans une perspective culturelle et patrimoniale.

D’une manière générale, la modalisation scénographique conduit ainsi sur une transformation des objets exposés mais n’altère pas les objets exposants. L’exposition muséale constitue le cadre primaire à l’intérieur duquel sont travaillés et interprétés les objets exposants. Ceux-ci valent comme éléments de mise en scène et d’orientation dans l’exposition à l’exemple des objets de guidage topographique (textes d’orientation, nomination des salles, flèches, parois découpant l’espace, etc.) et des objets cognitifs (cartels, textes explicatifs, mobiliers d’exposition, jeux d’éclairage ou chromatiques orientant l’attention, etc.).

 

Figure 11 – Scellés exposés

A l’intérieur de ce cadre primaire dans lequel fonctionnent les objets exposants sont distribués les objets exposés. Ces derniers fonctionnent essentiellement dans un cadre secondaire qui détermine de nouvelles interprétations des expôts et impliquent de nouvelles actions et réactions : des pièces de monnaie perdent leur valeur pécuniaire au profit d’une valeur testimoniale, des livres ne sont plus soumis à la lecture mais sont à considérer comme des artefacts culturels, les scellés ne fonctionnent plus dans un cadre judiciaire mais sont destinés à incarner une critique de certains comportements d’inventeurs de trésors.

Ainsi, c’est moins la nature de l’objet qui détermine son sens que sa saisie à l’intérieur des cadres expérimentés et les actions qui y sont liées. Par exemple, une même flèche sur laquelle est inscrite le mot « entrée » vaut comme signal et désigne une direction dans le cadre primaire : le visiteur ne s’arrêtera pas pour la contempler. Exposée et saisie dans un cadre secondaire, elle donnera lieu à une observation esthétique ou historique dans une exposition sur le graphisme dans la ville ou sur la porte de la reconstitution d’un bunker de la seconde guerre mondiale.

Cette grille de lecture liant objets d’exposition et cadre primaire d’une part, et objets exposés et cadre secondaire d’autre part, n’a pas prétention à capter un fonctionnement immuable. Elle pose les jalons permettant un repérage dans une dynamique fluide et créative qui est celle de la scénographie.

 

Des cadres à la scène d’énonciation

Le dispositif scénographique consiste en un complexe énonciatif qui mêle à la fois une scène embrayée : la scène d’exposition dans le cadre primaire et une scène débrayée : la scène exposée dans le cadre de la scène secondaire. Il fait cohabiter dans le même acte langagier un discours et un récit au sens qu’Emile Benveniste donne aux termes (1974).

Le dispositif scénographique articule ainsi une scène embrayée (discours) et une scène débrayée (récit) de la situation d’énonciation.

Le discours caractérise les énoncés qui prennent sens dans la situation d’énonciation, dans laquelle les « embrayeurs » produisent une référence relative aux actants et des circonstants. Par exemple « je » ne réfère qu’à une personne – celui qui parle – lorsqu’il est employé, sauf à réajuster la référence comme dans le discours rapporté (« Jean a dit « je viendrai » ») par exemple. « Ici » et « maintenant » fonctionnent selon le même principe et ne prennent sens qu’au moment et au lieu de la prise de parole. Cette expérience énonciative détermine les positions subjectives des personnes qui prennent la parole ou susceptibles de la prendre (je et tu[3]), indissociables de leur expérience dans le présent de l’énonciation et de ses paramètres opératoires spatio-temporels. Ainsi se crée un complexe psychologique dans l’expérience présente et ancrée de l’énonciation.

Le récit, ou l’histoire, est marqué par un décrochage de la situation d’énonciation immédiate. Il fait référence au passé ou à un futur prospectif, dont le protagoniste est un il (comme position de celui dont on parle : une non-personne d’interlocution). S’il peut être intégré dans une séquence de discours, le récit n’implique pas la tension des sujets en présence pour la reporter sur l’objet du propos.

La scène embrayée est celle de la scène exposante qui s’établit autour des coordonnées déictiques du discours et où les objets exposants prennent sens. Elle réunit deux co-énonciateurs. La position du Je est remplie, de manière privilégiée, par le scénographe (le terme a une acception très générique ici) qui produit un discours exposant, des indications supportées par les objets d’exposition tels que présentés supra aux dispositifs d’accompagnement adressés (guides, compagnons numériques de visite, etc.). La position du Tu est occupée par le visiteur. Ces positions sont dissymétriques en ce sens qu’elles ne sont pas toujours inscrites dans un principe d’alternance : si le visiteur peut prendre la parole (je) et questionner un guide, cela n’est pas possible lors des visites libres. De nombreux dispositifs scénographiques essaient de pallier ce problème en développant des parcours personnalisés permettant au visiteur de devenir acteur de la scène exposante. Cette scène embrayée est celle d’un temps et d’un lieu : le moment de la visite et le musée ou l’espace de l’exposition. Elle est vécue au présent, comme expérience subjective en cours d’action.

La scène débrayée est une scène exposée, mise en récit. Elle n’est plus déterminée par une relation de co-énonciation mais par une modalité narrative. Autrement dit, la relation je/tu (destinée à orienter pour l’essentiel) y est moins déterminante au profit d’une récit en Il. Cette troisième position représente l’objet de l’exposition générique (la thématique racontée) et de ses éléments particuliers (les différents objets exposés). Il s’agit donc d’une scène narrée et exposée. Dans cette scène débrayée, les temps et les lieux doivent être précisés. Plus exactement, la scène est débrayée de la situation d’énonciation et embrayée dans les coordonnées de référence du récit. Avec Fortune à bord ! différentes coordonnées spatio-temporelles sont ainsi mises en référence : les parcours commerciaux entre Europe et Amérique du sud au 18e siècle ou les découvertes archéologiques sous-marines du sud de la France au 20e siècle par exemple, au grès des vitrines ou des espaces exposés.

Les cadres d’expérience primaire et secondaire s’articulent ainsi respectivement aux scènes exposante (embrayée) et exposée (débrayée). Sans proposer un modèle fermé dans le cadre de pratiques marquées par la créativité, on peut toutefois avancer que la proposition scénographique est caractérisée par un travail de ces deux plans (discours / récit, au sens technique que Benveniste donne à la paire). Cette articulation détermine les réseaux de significations des objets qui seront compris ou interprétés spécifiquement comme objets exposants ou objets exposés.

En conclusion de cet article, le dispositif scénographique se déploie sur deux scènes (exposante / exposée) et à l’articulation de deux cadres (primaire et secondaire). Dans ce complexe, les objets peuvent être saisis comme exposants ou exposés, de manière embrayée à la situation d’énonciation immédiate (registre du discours) ou pas (registre du récit).

Tableau 2

Le discours créé dans un dispositif scénographique est ainsi tramé de choix subjectifs et professionnels qui déterminent les actes de production et les activités de réception. Des règles de fonctionnement des objets, tacites ou explicites, permettent de s’entendre, de créer une grammaire commune nécessaire à chacun pour comprendre et interpréter la scène, d’une manière propre, individuelle.

Quels objets parlent dans l’exposition, pour eux-mêmes et dans cet ensemble structuré ?

Objets de matière langagière ou pas, ils sont soumis à un traitement commun qui consiste à repérer leurs fonctionnements et leurs liens. Cela conduit à poser deux natures d’objets scénographiques, exposant et exposé, en précisant qu’il s’agit de natures polaires mais que les formes hybrides sont fréquentes. Les objets exposants remplissent une fonction d’orientation spatiale et cognitive qui peut être éloignée (dans l’espace général du lieu d’exposition) ou rapprochée (en référencement d’expôts par exemple). Les objets exposés ont une valeur d’incarnation directe ou indirecte (dans ce dernier cas, ils sont substituts).

Ces natures sont le résultat du travail scénographique sur les objets, mobilisant des cadres d’interprétation ancrés dans la situation de la visite (cadre primaire) et dans la saisie des scènes représentées (cadre secondaire), qui déterminent les interprétations des objets. Le cadre primaire référant au présent de la visite sert de cadre privilégié pour la saisie des objets exposants qui orientent vers des objets exposés dans le cadre secondaire. Ces derniers nécessitent un décrochage de la situation qui explique comment sont resignifiés les objets exposés dans la scénographie.

Ce travail est un produit énonciatif, qui mêle, dans les acceptions qu’Emile Benveniste donne aux termes, un discours (liant le scénographe et le visiteur) et un récit (exposant des événements et des acteurs). Dans sa forme canonique – et donc par définition pas toujours respectée – la scénographie articule le récit (ou les récits) au cadre secondaire et le discours aux cadres primaires.

Nature des objets, cadres d’interprétation et formes énonciatives constituent des modalités correspondant respectivement aux formes matérielles, aux dispositifs d’interprétation et aux productions langagières liés dans deux paradigmes scéniques (exposition / exposé) consubstantiel à toute scénographie.

Cette approche permet d’intégrer les différentes conceptions de la scénographie présentées en début de travail. Elle permet de lier les approches considérant que l’exposition est un récit (ou des récits entremêlés pour reprendre à Chaumier) ce qui est le cas dans la scène exposée ou que l’exposition est un cadre, ce qui est le cas dans la scène exposante. Une approche langagière permet de nouer l’ensemble en référence au cadre goffmanien, et au récit et discours au sens de Benveniste.

 

Bibliographie

 

Benveniste (Émile), 1974, Problèmes de linguistique générale II, Paris, éd. Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines ».

 

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Davallon (Jean), 2010, « L’écriture de l’exposition : expographie, muséographie, scénographie », Culture et Musées, n°16, p. 229-238.

 

Davallon (Jean), 1986, « Gestes de mise en exposition », in Davallon, J. (dir.), Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers, Paris, Centre Georges- Pompidou, Centre de Création industrielle.

 

Gaver (William).,1991, « Technology Affordances », dans ROBERTSON S., OLSON G. M., OLSON, J. S. (ed.): Proceedings of the ACM CHI 91 Human Factors in Computing Systems Conference. April 28 - June 5, 1991

 

Ghliss (Yosra), Perea (François), et Ruchon (Catherine), 2019, Les affordances langagières : textualités numériques, matérialités discursives, numéro hors-série n°28 de la revue Corela.

 

Gibson (James J.), 1979, The Ecological Approach to Visual Perception. New York : Taylor & Francis.

 

Goffman (Erving), 1991, Les cadres de l’expérience, éd. De Minuit.

 

Hainard (Jacques), 1994, « Pour une muséologie de la rupture » in Desvallées, A. (dir.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, t. 2, Mâcon, Savigny-le-Temple, Éd. W, MNES.

 

Kavanagh (Éric), Roberge (Jacynthe) et Sperano (Isabelle), 2016, « Typologie exploratoire des affordances textuelles », Pratiques, n° 171-172.

 

Latour (Bruno), 1997, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.

 

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Merleau-Ponty (Claire), 2010, « Quelles scénographies pour quels musées ? Introduction », Culture & Musées, n°16, p. 201-206.

 

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Paveau (Marie-Anne), 2013, « Ce qui s’écrit dans les univers numériques. Matières technolangagières et formes technodiscursives », Itinéraires, dossier « Textualités numériques », mis en ligne le 12 janvier 2015. [En ligne]. http://itineraires.revues.org/2313.

 

Perea (François), 2019, « Nature et domotique du langage : Une approche des interactions naturelles homme-machine en environnement pervasif », Corela, Hors-série n°28, http://journals.openedition.org/corela/8498.

 

Poli (Marie-Sylvie), 2010, « Le texte dans l’exposition, un dispositif de tension permanente entre contrainte et créativité » La lettre de l’OCIM, n°132.

 

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Zinna (Alessandro), 2014, « L’objet et ses interfaces », Rivista dell’Assocoazionne Italnia di Studi Semiotici on-line.

 


[1] Ce programme est mené par plusieurs membres du laboratoire LHUMAIN en collaboration avec l’IES (Institut d’Electronique et des Systèmes) de l’université de Montpellier. Il vise à élaborer un modèle systémique d’interaction complexe à partir de l’étude de pratiques professionnelles de production scénographique et d’activités de réception. Il mobilise un appareil méthodologique original et novateur de géolocalisation indoor qui permet la saisie des déplacements et des comportements des « lecteurs-visiteurs » lors d’expositions en contexte muséal.

[2] Saluces design : https://www.saluces.com/

[3] Il s’agit là de position (celui qui parle / celui à qui on s’adresse) et non des pronoms personnels.

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