N°4 / Discours et mémoire. Dire la guerre civile d’Espagne et la Retirada en Espagne et en France

La Retirada : éléments discursifs de la mémoire collective en ligne

François Perea

Résumé

Qu’est-ce que la Retirada ? Que reste-t-il dans les discours contemporains des évènements et péripéties des centaines de milliers d'Espagnoles et d'Espagnols qui ont traversé les Pyrénées à la fin des années 30, et particulièrement en 1939[1], pour fuir le régime franquiste et sa répression?

Dans ces lignes, la question n'est pas posée d'un point de vue historique. Il ne s'agit pas de représenter avec justesse les évènements du passé en étayant le propos sur des sources et données permettant de faire émerger l'exactitude des faits. La démarche vise à approcher ce qui fait mémoire, c'est à dire la resignification située dans le temps et dans l'espace de ces évènements, leur reconstruction mobilisable par ceux qui ne les ont pas vécus. Cet état mémoriel et ses topiques sont explorés ici en ligne, à partir de résultats fournis par les moteurs de recherche sur le web qui constitue une archive mouvante. La démarche explicitée vise à relever ce qui fait, au moment de la recherche le fond mémoriel linguistique et iconographique mobilisable, circonscrit par le signifiant retirada.

[1] certains limites aux premiers mois de cette année le terme Retirada.

 

Abstract

What is the Retirada ? What is left in the contemporary discourses of the events and the adventures of hundreds of thousands of spanish men and women who walked through the Pyrennees at the end of the 30s, more specifically in 1939, who flew the Franco's regime and its repression ?

In those lines, the question is not meant from an historical point of view. It is not about showing accurately the past's events by proping up sources and datas allowing the facts' exactness. The approach aims at getting closer to what makes a rememberance (or memory), meaning reassessing in time and space these events, the reconstruction called up by those who haven't lived it. This state of rememberance and its topics are explored here, based of search engines' results on the web, an archive always in motion. The appraoch strives for highlingting what makes, at the time of the searches, the linguistical and iconographic archives available, confined the the term retirada.

Mots-clés

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1. Introduction

La mémoire supposant la présence de l’absence reste le point de couture essentiel, entre passé et présent, de ce difficile dialogue entre le monde des morts et celui des vivants (François Dosse, 1998, p. 16).

Qu’est-ce que la Retirada[1] ? Que reste-t-il dans les discours contemporains des évènements et péripéties des centaines de milliers d'Espagnoles et d'Espagnols qui ont traversé les Pyrénées à la fin des années 30, et particulièrement en 1939[2], pour fuir le régime franquiste et sa répression?

Dans ces lignes, la question n'est pas posée d'un point de vue historique. Il ne s'agit pas de représenter avec justesse les évènements du passé en étayant le propos sur des sources et données permettant de faire émerger l'exactitude des faits. La démarche vise à approcher ce qui fait mémoire, c'est à dire la resignification située dans le temps et dans l'espace de ces évènements, leur reconstruction mobilisable par ceux qui ne les ont pas vécus. Pour le dire autrement, le propos n'est pas d'expliciter ce qui a été mais de repérer ce qui émerge dans le complexe des discours comme un savoir mémoriel contemporain autour du terme Retirada.

Pour la préciser le cadre et la méthode au lecteur, il est nécessaire de commencer par présenter les liens entre discours et mémoire, avant d'expliciter comment les données médiatiques permettent d'actualiser et de structurer cette mémoire depuis un point de vue situé.

Dans un second temps, ces données seront analysées pour brosser le portrait de ce qui constitue la forme mainstream (inscrite dans des courants de pensées dominants) contemporaine de la Retirada, pour les descendants des réfugiés (souvent confrontés au silence des acteurs) et les autres acteurs de la sphère culturelle. Cette forme sera observée dans l’espace du web français constituant un dispositif d’inscription mémorielle.

Par-delà la diversité des discours effectifs, collectifs ou individuels, les tensions idéologiques et politico-historiques, il s'agit donc d'éclairer ce qui émerge comme fond culturel construit comme un héritage.

2. Positionnement: mémoire, histoire, discours

2.1. Mémoire et histoire

Au début du XXème siècle, Maurice Halbwachs a posé la distinction entre mémoire et histoire: la première est inscrite dans le vécu, l’affect, la fluctuation alors que la seconde est caractérisée par sa démarche critique, conceptuelle. Cette dichotomie a notamment permis à Halbwachs de questionner la nature et le fonctionnement d’une mémoire collective, qui influence la mémoire des individus en posant un cadre d’intelligibilité et d’acceptation qui assure la cohésion sociale. Cette mémoire collective est une reconfiguration du passé, produite par la communauté sociale qui reconstruit le souvenir en rassemblant des unités éparses conséquentes du passé selon une exigence de cohérence surpassant l’exigence de fidélité.

Cette distinction s’est avérée féconde mais elle a par la suite été partiellement retravaillée, voire remise en cause dans sa césure nette. Georges Duby, dans son étude sur la bataille de Bouvines (1973), rappelle la dimension humaine de la discipline historique et explique que les traces mémorielles sont aussi le matériau de l’histoire, au même titre que l’effectivité de l’événement. De même pour Philippe Joutard, «une recherche historiographique ne peut être séparée d’un examen des mentalités collective» (1977, p. 356) et François Dosse d’ajouter que «la distance temporellen’est plus alors un handicap mais un atout pour une appropriation des diverses stratifications de sens d’événements passés» (1998, p. 12).

L’observation de la mémoire suppose donc son repérage dans sa temporalité et son espace social d’émergence, afin de saisir comment une communauté reconstruit l’histoire en événement. Et Alban Bensa et Eric Fassin d’écrire:

Partout la mémoire, qu’elle soit orale ou graphique, implicitement ou même explicitement évoque en écho l’événement – ce choc qui, dans un passé plus ou moins lointain, posa les conditions à partir desquelles l’univers local devait se réorganiser (2002, p. 7).

Dès lors, que reste-t-il du passé?

Des éléments saillants qui peuvent constituer des événements, ces derniers étant distincts des accidents en ce qu’ils révèlent une transformation en cours, une inflexion – majeure ou mineure, dramatique ou anecdotique – dans le devenir de la communauté. L’événement « résulte d’une production, voire d’une mise en scène: il n’existe pas en dehors de sa construction » (Bensa et Fassin, p. 8).

2.2. Mémoire discursive et discours mémoriel

Cette construction relève d’une mise en discours.

Les liens entre mémoire et discours ont été notablement été développés dans le champ de l’analyse du discours par Jean-Jacques Courtine qui a proposé le concept de mémoire discursivepour rappeler que tout discours s’inscrit dans une chaîne d’autres discours, passés, présents, anticipés, dont il porte implicitement ou implicitement des traces :

Toute formulation possède dans son « domaine associé » d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie…, c’est-à-dire à l’égard desquelles elle produit des effets de mémoire spécifiques» (1981, p. 52).

Cette mémoire discursive est en lien avec l’interdiscursivité : le fait que tout discours est tramé – de manière explicite ou implicite – d’autres discours avec lesquels s’établissent des rapports idéologiques. Alain Lecomte (1981) proposera une vision verticale de ces rapports qui n’est pas sans lien avec la mémoire:

Nouvel axe, en quelque sorte, qui émerge, dans le projet de mise en perspective des processus discursifs: axe vertical où viennent interférer des discours déjà tenus, des discours antagonistes ou des discours voisins, axe enfin où on s’autorise à localiser une mémoire, en entendant par là, non la faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve et demeure en dehors des sujets, dans les mots qu’ils emploient […] (1981, p. 71-72).

Le cadre trop sommairement présenté ici[3] rappelle que tout discours est porteur de mémoire, et que dans leur maillage se dessine les contours d’une mémoire collective. Cette mémoire est ainsi dispersée dans différents discours ou plutôt dans une interdiscursivité, sans pour autant être diluée et n’avoir pas de points de couture: pour Sophie Moirand, c’est le mot qui, «habité par les discours autres […] constitue une mémoire» (2004, p. 49).

La mémoire discursive n’est donc confondue avec le discours mémoriel: si le second repose sur une réminiscence explicite, la première est inhérente à toute prise de parole et rappelle le matériau idéologique et historique de toute production langagière.

Le présent corpus est constitué de discours mémoriels: le sujet même implique un travail de l’exposé de la mémoire, parfois dans des contextes de production dédiés. Ainsi, de nombreuses pages ont été mises en ligne en 2019, à l’occasion de la commémoration des 80 ans de l’exil: elles sont visitées en novembre 2022 et elles explicitent l’événement mémoriel. Au-delà de ces références, la mémoire discursive désigne le fait que dans toute production langagière, des éléments actualisent la mémoire, de manière implicite ou explicite, consciente ou inconsciente, des éléments autres et en matérialisent la mémoire. Par exemple le mot Retirada comporte une mémoire, qui est située dans une expérience et une localisation (la France).

C’est cette mémoire située(dépendant de la position des acteurs) que Marie-Anne Paveau appréhende :

Ce que l’on appelle « la » mémoire, collective ou individuelle, est constitué d’une constellation de mémoires situées qui tissent de manière complexe les fils des existences et des discours au présent. Concernant les guerres et les traumas, la situation de la mémoire est cruciale, ces événements attaquant profondément les systèmes de représentation et de symbolisation des sujets (2021, p. 33).

Marie-Anne Paveau examine alors trois notions liées à la mémoire et à l’oubli: (1) les oublis, qui «ne sont plus des envers de la mémoire, mais constituent eux-mêmes des mémoires situées», (2) les noms propres, où s’inscrivent des mémoires et qui ancrent les «conditions de vue et les expériences subjectives» et (3) l’amémoire, qui réfère aux «silences des traumas ne sont pas seulement ceux des sujets traumatisés, mais aussi ceux des sujets du monde ordinaire, qui ne peuvent ou ne veulent pas écouter le désastre» (2021, p. 34).

Le caractère situé des discours contemporains sur la Retirada est hétérogène, parce que ces discours sont produits depuis plusieurs points de vue, plusieurs expériences: récits de réfugiés encore accessibles, présentations plus ou moins expertes (des productions d’historiens à celles d’associations ou d’institutions de souvenir), discussions ordinaires de descendants (à ce jour de 2ème, 3ème ou 4ème génération) ou d’intéressés sans lien familial sur les réseaux sociaux, etc.

La Retirada, comme objet mémoriel, s’inscrit de plus dans un présent dont les liens au passé (somme toute récent: il ne s’agit pas de la bataille de Bouvines de Georges Duby) sont divers. La mémoire est tissée de souvenirs des acteurs ou témoins d’alors (ces derniers étant désormais rares), des commémorations récentes, et de l’héritage discursif en perpétuelle reconstruction dans la société qui a accueilli massivement près d’un demi-million de réfugiés. La mémoire collective qui émerge en France est donc caractérisée par le bouleversement social des réfugiés comme par celui de leur terre d’accueil[4]: il y a bien événement. Elle est de plus marquée par le sentiment de défaite des Espagnols arrivés en Franceet l’arrachement forcé à la terre d’origine, entraînant des différences avec la mémoire qui s’est déployée dans la société espagnole notamment. Ce mot mémoriel, d’origine espagnole possède donc une acception et une charge mémorielle spécifique en France.

2.3. La mémoire en ligne

Où observer et comment observer ces discours porteurs de mémoire? Comment les sélectionner? Comment les aborder?

La théorie de l’agenda-setting, développée par Maxwell Mc Combs et Donald Shaw (1972) postule que les médias de masse, en privilégiant certains sujets, les rendant visibles et les hiérarchisant, ont la capacité d’influencer le public dans ses contenus de pensée (à quoi penser?) plus que dans ses attitudes (que penser de cela?). Sans présager des influences effectives sur les individus (qui connaissent d’autres sources d’influence qu’explorent, par exemple, différentes approches de la réception), les médias de masse permettent d’explorer certaines dimensions de ce qui est rendu accessible et mis en saillance dans l’actualité.

Ces opérations de mise en visibilité sont également perceptibles dans le cadre des archives médiatiques, innombrables depuis l’avènement du web. Des pages spécialisées aux groupes de réseaux sociaux, la toile constitue un espace de médiation symbolique majeur dans lequel les récits et les points de vue s’inscrivent entre tendance au consensus communautaire et espaces polémiques.

Certes, comme le souligne Valérie Baudouin, «le web se reconfigure en permanence en détruisant les traces de son passé» (2019, p. 147), mais cette destruction est accompagnée d’une actualisation constante de la mémoire, en permanence travaillée par les nouveaux états de la société qui les produits. Dès lors internet, comme dispositif sociotechnique, vient «s’insérer dans ces pratiques mémorielles et vient […] renouveler la manière de construire la mémoire collective» (Baudouin, p. 145).

Certaines approches proposent de sonder les phénomènes culturels et mémoriels en embrassant un maximum de données sur le web (dans une perspective culturomique par exemple, Kalev H. Leetaru, 2011).

Il est cependant possible de procéder à une démarche plus sélective en observant la saillance de documents prioritairement accessibles. En effet, la somme d’information étant vertigineuse sur le web, elle n’est accessible qu’à travers des usages qui conduisent à ne sélectionner que certains documents rendus visibles de manière privilégiée.

Les moteurs de recherche constituent de ce point de vue le moyen le plus utilisé par les usagers pour parvenir à une sélection. Cette accessibilité va de pair avec la popularitépuisque le classement des sites affichés («ranking») est lié au nombre de liens pointant vers eux et au nombre de visites de leurs pages. L’agenda que constitue l’affichage d’un résultat de recherche est extrêmement déterminant puisque les statistiques montrent que les trois premiers liens condensent 80% des clics (55% pour le premier, 15% pour le deuxième et 10% pour le troisième).

Sélectionner les documents émanant des premiers résultats des moteurs de recherche permet donc, en théorie, de composer un corpus de productions populaires, privilégiées par les internautes et relevant d’une culture mainstream (d’un courant dominant). Cela permet notamment d’atteindre les discours les plus saillants, comportant les éléments (mots, formules, images…), «sursignifiés» écrirait Paul Ricoeur (1987), représentatifs par leur insistance des formations mémorielles d’un événement, en même temps qu’ils constituent un cadre de la mémoire collective au moment où les événements initiaux ne sont plus accessibles directement et nécessitent une telle médiatisation/médiation.

3. Démarche et corpus

La présente démarche s’inscrit dans cette perspective: elle s’attache à observer dans les discours saillants, c’est-à-dire apparaissant de manière privilégiée dans les résultats des moteurs de recherche, les éléments mémoriels les plus accessibles et visibles. Ainsi, les observations porteront sur des phénomènes discursifs cristallisant des éléments populaires de la mémoire collective, à un moment et dans un espace culturel donnés, constituant un savoir prioritairement recevable.

3.1. Les moteurs de recherche

Trois moteurs de recherche ont été retenus pour cette étude:

  • Google, le moteur de recherche le plus populaire au monde, qui est utilisé par plus de 80% des internautes français;
  • Bing, le moteur de recherche qui est installé par défaut avec le système d’exploitation Windows qui est le plus répandu (il équipait 75,88 % des ordinateurs en France en 2022, loin devant le système d’Apple qui arrive en deuxième position avec 18,17 % des parts de marché[5]).
  • Qwant: le moteur de recherche français (et soutenu par l’Europe) dont la part de marché est largement confidentielle dans le monde mais qui est en constante croissance en France où il promeut une démarche respectueuse des données privées.

Sur chacun de ces moteurs de recherche, les 10 premières pages de résultats sont relevées (elles peuvent être communes aux différents moteurs). Ce sont ainsi 30 pages et tous leurs contenus directement accessibles sans autre action qui sont relevés. Cela inclut les textes et les images. Cela exclut les vidéos et les éléments sonores pour lesquelles il faut réaliser une action supplémentaire (si une image de la vidéo s’affiche par défaut, celle-ci est prise en compte. Cela exclut également les pages au bout des liens: il ne s’agit pas d’avoir une (illusoire) visée exhaustive de ce qui est mis en accès sur le net en suivant tous ces liens, ni d’anticiper les parcours des lecteurs, forcément différents et imprévisibles. La démarche s’attache à la partie la plus visible car premièrement accessible des discours.

 

Deux principaux biais sont repérés dans cette démarche.

Le premier est lié à la disparité de la popularité des différents moteur de recherche. En particulier l’un d’entre eux, Google, est très largement populaire de manière quasi exclusive. Aussi les sites apparaissant sur celui-ci ont un impact plus étendu, constituant un agenda renforcé. Les résultats sont traités à part (moteur par moteur) afin de vérifier d’éventuelles disparités et les conséquences qu’elles pourraient avoir de ce point de vue. Pour autant, le traitement des données issus des autres moteurs de recherche à l’exposition (nettement) moindre n’est pas sans intérêt car il permet de percevoir si les ingrédients mémoriels dont partagés et renforcés ou si au contraire il y a des spécificités significatives selon les accès.

Le deuxième biais nécessitant une attention particulière et un traitement adapté concerne la présence d’une page sur plusieurs moteurs de recherche. Sa présence discursive de retrouve ainsi renforcée car une page apparaissant sur tous les moteurs de recherche dans les tous premiers résultats aura une visibilité plus forte qu’une autre n’apparaissant qu’une fois en dixième position sur un seul moteur de recherche. Ainsi certaines pages (par exemple la page Retirada sur le site Wikipédia) sont incontournables et constituent de fait des références principales pour qui s’informe sur le sujet. Les pages apparaissant sur plusieurs moteurs de recherche présentent avec plus de force la mémoire de la Retirada en même temps qu’elles constituent des influences plus remarquables. De telles expositions renforcées seront donc distinguées.

3.2. Le corpus

Le corpus de données est ainsi composé de30 résultats de recherche. La récolte a été réalisée le 30 novembre 2022, mais les dates de publication des différentes pages sont bien sûr différentes: nombre d’entre elles a été publié en 2019, pour la commémoration des 80 ans de l’exil.

2 pages apparaissent sur les trois moteurs de recherche:

4 pages apparaissent dans les résultats de deux moteurs de recherche:

 

16 pages n’apparaissent que sur un seul moteur de recherche:

Sur des sites de médias généralistes:

  • https://www.arte.tv/fr/videos/101056-003-A/la-retirada-exode-espagnol-par-dela-les-pyrenees/ [Google]
  • https://www.france24.com/fr/20190209-france-espagne-80-ans-retirada-refugies-republicains-espagnols-franco-camps [Google]
  • https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/retirada-les-republicains-sur-les-routes-de-l-exil-9046034 [Google]
  • https://www.midilibre.fr/2019/02/10/dossier-midi-libre-la-retirada-ou-lexode-des-republicains-espagnols-en-roussillon,8005841.php [Bing]
  • https://www.franceinter.fr/emissions/comme-un-bruit-qui-court/comme-un-bruit-qui-court-30-mars-2019 [Qwant]

Sur des sites spécialisés ou dédiés (archives, associations, projets sur le sujet):

  • https://www.archives.toulouse.fr/documents/10184/13573/Immigration_Retirada.pdf/9f982c2d-09b0-441f-be89-e26f442d93c2 [Google]
  • http://www.archives82.fr/apprendre-et-se-cultiver/action-culturelle/expositions-itinerantes/retirada-lexil-des-republicains-espagnols.html [Google]
  • http://retirada37.com/la-retirada-ou-lexil-republicain-espagnol-dapres-guerre/ [Bing]
  • http://retirada37.com/ [Bing]
  • https://www.campgurs.com/le-camp/lhistoire-du-camp/le-camp-cr%C3%A9ation/la-retirada/ [Google]
  • http://laretirada.net/ [Qwant]

Sur des sites culturels ou scientifiques généralistes:

  • https://clio-cr.clionautes.org/la-retirada-exode-et-exil-des-republicains.html [Qwant]
  • https://www.babelio.com/liste/5222/La-Retirada-Souvenirs-de-lexil [Qwant]
  • https://videotheque.cnrs.fr/?id_doc=3776&urlaction=doc [Qwant]

Sur un site institutionnel (Région Occitanie):

  • https://www.laregion.fr/La-Retirada [Qwant]

Sur un dictionnaire en ligne lié au journal Le Parisien, reprenant des extraits de la page Wikipédia:

  • https://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/Retirada/fr-fr/ [Bing]

En tenant compte de ces doublons et triplons, le corpus est composé de 22 pages différentes.

D’un point de vue purement quantitatif et statistique, le corpus est composé de 52082 mots et 280 720 caractères, ce qui équivaut à la longueur d’un roman de 200 pages environ. Les disparités sont importantes: la page la plus longue comporte 10019 mots (un ensemble de présentations d’ouvrages consacrés au sujet sur le site Babelio) et la plus brève 22 (une présentation de livre sur le site Clionaute). La moyenne est de 1730 mots.

178 photographies ou infographies illustrent l’ensemble, mais un seul site en condense 101 (couvertures des livres présentés sur Babelio) et un autre 31 (Archives de Toulouse). La plupart des sites ont une, deux ou trois illustrations et 6 n’en ont aucune.

4. Éléments d'analyse des discours sur la Retirada: les points de couture de la mémoire

Le corpus ainsi constitué est vaste et nécessite de faire des choix. Il sera exploré ainsi de différentes manières, non exhaustives.

La titraille sera analysée en premier car elle constitue le phénomène le plus visible: elle apparait dès la page de résultats. Les différentes pages seront ensuite abordées, particulièrement en utilisant un logiciel de lexicométrie pour faire émerger les éléments saillants de chacune d’entre elles, des séries par moteur de recherche et de l’ensemble. Enfin, les éléments iconographiques (photographies, illustrations, infographies, etc.) seront traités afin de dégager les éléments récurrents et leurs significations.

Avant cela, il faut apporter quelques précisions sur l’origine et les usages spécifiques du mot Retirada.

4.1. «Retirada»?

Le terme est circulant et semble s’imposer (même s’il déplaît à certains parce qu’il évoqué une retraite, une défaite) pour désigner l’exil massif des Espagnols fuyant le franquisme et la sévère répression phalangiste en 1939 et les conditions d’accueil des réfugiés dans les camps d’accueil français (métropole et Afrique du nord). Il s’agit donc d’un nom propre désignant, en français, une période historique: un chrononyme. Cependant, il ne figure pas les dictionnaires français[7]. Les quelques rares occurrences que l’on peut trouver dans les archives renvoient à une acception militaire (une retraite / retirade forme francisée de retirada, comme dans l’Histoire de la langue Française des origines à 1900, de Ferdinand Brunot) ou une acception dans le domaine de la tauromachie (dernier combat du toréro avant sa retraite, dans la presse spécialisée du XIXe et début du XXe). Mais rien concernant l’épisode historique dont il est question dans ces pages.

Le terme est d’origine espagnole mais il semble qu’il se déploie particulièrement comme chrononyme en France et dans la Catalogne frontalière. Il est nom commun pour le dictionnaire de la Real academia española(RAE) qui le définit comme l’action ou l’effet de (se) retirer ou possède des acceptions militaire (retraite), topologique (le retrait d’un fleuve de son cours originel) ou un pas de danse.

L’acception retenue ici paraît être une création initialement française qui fait de «Retirada» un pivot lexical mémoriel spécifique et quelque peu exotique.

Il n’a pas été possible de trouver dans les archives disponibles (Gallica, Retronews) de la presse française des années 40 une occurrence du chrononyme, alors que certains considèrent qu’il est apparu à cette époque. Pour Geneviève Dreyfuss-Armand, « [le] terme, depuis une vingtaine d’années, s’est imposé en Espagne comme en France » (2019, p. 15).

L’évolution de la fréquence du terme qui peut être (partiellement) inférée à part de la base de données Google Livre (la plus grande base numérisée à ce jour au monde) semble montrer un déploiement si ce n’est une apparition de l’acception particulière plus tardive :

Fig. 1 Ngram du terme «retirada» avec et sans majuscule

De nos jours, retirada (ou Retirada) renvoie exclusivement sur le web francophone à des documents liés au chrononyme, accentuant l’écart entre consensus contemporain et origines encore mystérieuses d’un tel emploi. Ici, le lexique fonctionne bien comme point d’ancrage mémoriel: il articule des savoirs construits dans le temps, résolument contemporains bien que considérés comme des données originelles.

C’est donc à ce point d’ancrage que s’arriment les discours constituant le savoir accessible.

4.2. Topiques mémoriels dans les pages

Trois chemins sont empruntés qui permettent de parcourir le corpus. Ils conduisent à observer (1) les titres des pages, (2) leurs contenus textuels et (3) leurs contenus iconographiques.

4.2.1. Titrailles

Dans la page de résultats d’un moteur de recherche comme dans chaque document qui la compose, le titre s’impose par sa visibilité première (avec certaines photographies: nous y reviendrons plus loin). Ainsi, dans cette recherche du 19 janvier 2023:

Figure 2

 

Le corpus est ainsi constitué de 30 occurrences dont 22 sont différentes compte-tenu des triplons et des doublons:

Trois occurrences:

Retirada [Google] [Bing] [Qwant]

IL Y A 80 ANS,LA RETIRADA UNE ENFANCE DANS LES CAMPSFRANÇAIS [Google] [Bing] [Qwant]

Deux occurrences:

La Retirada ou l’exil républicain espagnol d’après-guerre [Google] [Bing]

1939 LA RETIRADA. Le grand exil des Républicains espagnols [Google] [Bing]

Une cartographie animée pour mieux comprendre la Retirada [Bing] [Qwant]

Histoire. La Retirada, ce douloureux exil des Espagnols en France [Bing] [Qwant]

Une occurrence:

LA RETIRADA, février 1939 : SUR LES CHEMINS DE L’EXIL [Google]

La Retirada, exode espagnol par-delà les Pyrénées [Google]

Les 80 ans de la Retirada: quand un demi-million de réfugiés espagnols arrivait en France [Google]

Retirada, les républicains sur les routes de l’exil [Google]

Retirada : l'exil des républicains espagnols [Google]

La "Retirada" [Google]

Retirada [Bing]

LA RETIRADA OU L’EXIL RÉPUBLICAIN ESPAGNOL D’APRÈS GUERRE [Qwant]

LE TROU DE MÉMOIRE DES JEUNES ESPAGNOLS [Bing]

La Retirada ou l’exode des Républicains espagnols en Roussillon [Bing]

La Retirada : Exode et exil des républicains [Bing]

La Retirada [Qwant]

« La Retirada », une histoire de mémoire [Qwant]

La Retirada. Souvenirs de l'exil [Qwant]

Mémoires de la Retirada [Qwant]

La Retirada. Homenatge a l'Exili [Qwant]

 

Que l’on considère le corpus entier (30 occurrences) ou que l’on supprime les doublons, les résultats sont les mêmes qui voient se distinguer certains signifiants par critère de fréquence: retirada, exil/exode, espagnol et républicain[8].

Retirada fonctionne comme un signifiant pivot incontournable. Cela est en partie explicable parce qu’il est mot de recherche mais certains articles sur le thème pourraient y référer sans que le signifiant soit dans le titre (à contrario, nous verrons que dans les textes, le terme retirada n’est pas le plus présent dans les univers lexicaux révélés par l’analyse). A contrario, cette omniprésence pourrait surprendre puisqu’il n’est attesté par aucun dictionnaire. Il est présent dans 29/30 titres (corpus complet), l’exception étant dans le titre «Le trou de mémoire des jeunes espagnols», article de Luis Reygada, publié le 17 Octobre 2022 sur le site l’Humanité.fr (ce «trou de mémoire» allant jusqu’à la disparition du signifiant!).

Deux polarités caractérisent l’emploi du terme retirada.Certains titres actualisent retirada dans une perspective définitoire: comme dans «Retirada : l'exil des républicains espagnols» ou encore «1939 LA RETIRADA. Le grand exil des Républicains espagnols». D’autres – supposant la définition connue du lecteur – l’emploient comme thème d’un événement dont un aspect est développé, par exemple «Une cartographie animée pour mieux comprendre la Retirada» ou «La Retirada. Souvenirs de l'exil». Le premier pôle, définitoire, est le plus commun : il explique la fréquence des autres signifiants.

Exil (13 occurrences/30 auquel peut s’ajouter la forme «Exili» en catalan) et exode (3/30) figurent en deuxième position: ils apparaissent dans plus de la moitié des titres. Si les deux termes ont une distinction sémantique (l’exil est imposé par une autorité légale; l’exode est motivé par des circonstances particulières comme la guerre ou des conditions économiques), ils référent tous deux à l’expatriation forcée et dramatique.

Ils sont généralement qualifiés ou complétés par les deux termes clôturant le quator de fréquence: espagnol (12/30; 9/22) et républicain (8/30; 7/22), séparément ou conjointement: «La Retirada ou l’exode des Républicains espagnols en Roussillon», «La Retirada, exode espagnol par-delà les Pyrénées», «La Retirada : Exode et exil des républicains», etc.

Ainsi, un schéma définitoire émerge dans les titres contemporains autour du chrononyme mémoriel:

Figure 3

Il est important de souligner que cette forme récurrente sous-jacente n’est que partiellement juste puisque de nombreux réfugiés n’étaient pas inscrits dans un combat républicain: ils pouvaient être neutres ou d’autres courants politiques, ou encore venir en France pour des raisons autres que politiques. Parmi ceux qui n’étaient pas républicains, certains ont pu déclarer l’être auprès des autorités françaises pour obtenir le statut de réfugié politique.

Dans tous les cas, l’imaginaire mémoriel français privilégie le trait sémantique républicain qui est particulièrement valorisé, pour des raisons historiques, dans ce pays.

Les autres éléments lexicaux sont moins nombreux (< 3 occurrences / 30) et déploient le caractère mémoriel de cette définition profonde (histoire, mémoire), les conditions dramatiques de départ et d’accueil (camps, douloureux), son ampleur (le grand exil, un demi-million de réfugiés) et les repères temporels (1939, il y a 80 ans).

 

Les titres des publications s’organisent ainsi autour d’un signifiant omniprésent – retirada – et révèlent un schéma définitoire sous-jacent qui permettent de cerner un signifié que n’explicitent pas par ailleurs les outils linguistiques tels les dictionnaires.

A ce premier niveau, la chaîne des discours circonscrit l’objet mémoriel Retirada à une période donnée (au moment de l’écriture de ces lignes) dans un espace donné (le web francophone accessible depuis la France). Ici et maintenant, la Retirada apparait comme un exode/exil des Espagnols républicains, en 1939. Ces traits définitoires retenus, parmi d’autres, constituent un point de départ vers les matérialités mémorielles que les pages qu’ils annoncent développent.

4.2.2. Lexique et mémoire

Pour sonder la masse des discours retenus et faire émerger des traits saillants, les ressources du logiciel Iramuteq sont mobilisées, en particulier un type d’analyse développé par Max Reinert et connu sous son nom. Pour l’auteur, « ce modèle simplifié de représentation statistique d’un discours suffit à mettre en évidence, du moins dans l’analyse de certains corpus, une tendance du vocabulaire à se distribuer dans des mondes lexicaux stabilisés » (2008, p. 982). L’analyse ne repose pas uniquement sur la fréquence des mots mais intègre les cooccurrences dans les énoncés d’un corpus.

Les mondes lexicaux étant définis statistiquement, ils renvoient à des espaces de référence associés à un grand nombre d'énoncés. Autrement dit, ils superposent, dans un même « lieu », différents moments de l'activité du sujet, différents «points de vue » […] Dans le cas où ce sujet est collectif (cas de l'étude présentée ci-après), ces « lieux » deviennent des sortes de «lieux communs» (à un groupe, une collectivité, une époque, etc.). De ce fait, ils peuvent s'imposer davantage à l'énonciateur qu'ils ne sont choisis par lui, même si celui-ci les reconstruit, leur donne une coloration propre. Un recouvrement avec la notion de représentations sociales apparaît donc ici assez clairement : dans les deux cas, ces notions évoquent un lieu situé entre les représentations individuelles et les préconstruits culturels (Reinert, 1993, p. 12).

Ainsi, le lexique organisé en « mondes lexicaux » peut relever de représentations sociales apparaissant à la croisée des locuteurs (« sujet collectif ») qui les produisent en même temps qu’elles s’imposent à eux.

L’analyse statistique permet d’abord de révéler les fréquences d’apparition des termes. Si la majorité des termes apparaissent moins de dix fois dans l’ensemble du corpus, quelques-uns se distinguent en étant régulièrement employés. Ainsi, sur l’ensemble des pages :

Fig. 4 Rapport fréquence d’apparition / nombre de formes concernées

Si on observe les 10 formes qui sont les plus fréquentes, nous obtenons le classement suivant : camp et espagnol se distinguent (> 400 occurrences), suivis de réfugié, France, guerre, républicain (entre 200 et 300 occurrences). Français, retirada, Espagne et civil apparaissent entre 100 et 200 fois. Il est important de noter que les deux formes qui se dégagent le plus (camp et espagnol) sont également en tête dans les résultats de chaque moteur de recherche : Google (espagnol : 173 ; camp : 152), Bing (camp : 140 ; espagnol : 136) et Qwant (camp : 203 et espagnol : 153). Il est remarquable que retirada, qui est le terme entré dans le moteur de recherche, n’apparait pas dans les toutes premières positions. Il est 8ème position sur l’ensemble des pages (180 occurrences), 9ème sur Google (56), 8ème sur Bing (58) et 6ème sur Qwant (66).

Fig. 5 Termes les plus fréquemment employés (et nombre d’occurrences)

Ces fréquences ne constituent pas le cœur de la méthode Reinert qui prend en compte les cooccurrences d’apparition et les regroupes par classes selon la proximité des termes entre eux. Ainsi, apparaissent des «mondes lexicaux» stabilisés représentatifs de topiques mémoriels (ces topiques constituent des ensembles conceptuels qui se rapportent à un domaine macrotopique retirada, si l’on s’inspire de la grammaire cognitive de Ronald Langacker, 1991).

Ces regroupements peuvent êtres visualisés avec une Analyse Factorielle des Correspondance (AFC) permettant de faire ressortir 3 ensembles[9]. Dans cette représentation, la taille des termes est proportionnelle aux fréquences, les couleurs indiquent les regroupements en classes et la proximité des termes est relative à leur liens textuels.

Cette méthode permet de compléter une approche lexicale basée uniquement sur la fréquence des termes. Un item (France) n’est pas représenté alors qu’il figure parmi les 6 termes les plus fréquents dans l’ensemble du corpus(camp et espagnol > 400; refugiés, France, guerre, républicain: entre 200 et 300 occurrences). Il disparait au profit de termes plus spécifiques (toponymes référent à des villes ou des départements où étaient installés des camps de concentration).

 

Fig. 6 AFC (Analyse Factorielle des Correspondances): groupements

Trois groupements apparaissent:

(1) Le plus central, en vert, a trait au sort des républicains espagnols dans la guerre(des combats à la répression et à l’exode). Il s’organise autour d’éléments prédominants quantitativement (taille des termes espagnol, guerre et républicain en trio de tête) et par leur concentration à la croisée des axes sur le graphique démontrant qu’ils sont en outre articulateurs centraux dans l’ensemble du corpus. De ce double point de vue, espagnol apparait comme un signifiant articulateur assurant par ailleurs le lien avec le deuxième groupe.

(2) En bleu, un deuxième ensemble a trait à la vie aux conditions d’accueil concentrationnaire des réfugiés. Les termes camp et réfugié se distinguent à leur tour; le second étant articulateur des premiers mondes lexicaux dans son association à espagnol.

(3) Un troisième ensemble apparait, en rouge, moins intriqué que les deux premiers, qui réfère aux travail de mémoire (mémoire et histoire se distinguent ici notamment).

 

En rapprochant ces «mondes lexicaux» du schéma définitoire des titres, il est possible d’inférer une composition macro-discursive culturelle (Royer et al. 2019).

Ainsi, dans les titres s’inscrivaient dans un schéma prégnant: retirada = (exil/exode) ― [(espagnol) et/ou (républicain)]. Les groupements émergeants de l’approche lexicométrique s’articulent à ce schéma pour faire émerger une structure d’organisation discursive mémoriellequi lie de manière privilégiée:

  • l’univers lié ausort des républicains espagnols dans la guerre à la partie du schéma de titre [(espagnol) et/ou (républicain)];
  • l’univers attaché auxconditions d’accueil concentrationnaire des réfugiés» à la partie du schéma de titre (exil/exode).

Alors que les deux précédents univers sont intimes entre eux (via les pivots espagnol et réfugié proches dans le graphe) et chacun avec une partie du titre, l’univers lié au travail de mémoire est générique semble relever d’une autre temporalité: celle du présent dans lequel se reconstruisent justement les univers précédents qui sont ancré dans une temporalité du passé.

Fig. 7 Synthèse des éléments de titraille et des corps des textes

 

Ainsi se dessine un schéma macro-discursif où se construisent et se structurent les topiques mémorielles de la Retirada. A partir du signifiant Retirada, premier dans les titres et plus discret dans le corps des textes, se distribuent deux univers de l’événement et un univers lié au travail de cette mémoire.

Mais les titres et les corps des textes ne sont pas seuls: des éléments iconographiques sont également au nombre des éléments discursifs prioritairement perceptibles.

4.2.3. Iconographie

Les éléments iconographiques apparaissent en nombre variés dans les pages. Au total 178 images sont présentes dans le corpus(163 si l’on ne compte qu’une fois les images apparaissant sur plusieurs moteurs de recherche): 43 sur Google, 25 sur Bing et 110 sur Qwant. Le dernier nombre est élevé car le moteur de recherche Qwant propose une page du site Babelio.com qui recense les ouvrages consacrés à la Retirada: ce sont donc 101 couvertures qui sont reproduites. De même, Google présente une page comportant 31 illustrations (site des Archives de Toulouse). La majorité des sites proposent au plus 3 illustrations:

Fig. 8 Nombre d’illustrations par site

 

Le matériau iconographique présent dans le corpus est hétérogène et permet de dégager une typologie sommaire. Trois classes émergent qui sont présentées par ordre décroissant de fréquence.

Fig. 9 Répartition des éléments iconographiques

 

Les photographies-témoignages des événements

Plus de la moitié des iconographies du corpus est composé de photographies d’époque qui représentent des événements.

Les captations de l’exil sont les plus fréquentes (la moitié de cet ensemble). Elles sont en grande majorité collectives (cortèges), plus rarement individuelles. Par exemple:

Figure 10

D’autres photographies (un tiers de cet groupe) représentent la vie dans les camps français, par exemple:

Figure 11

Les autres photographies, plus rares, ont trait à la guerre en Espagne qui peut être diversement représentées: photographies de militaires ou de combats, une réunion de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT) ou encore la reproduction du tableau peint par Picasso après le bombardement de la commune de Guernica en 1937.

Figure 12

 

Des productions commémoratives et mémorielles contemporaines

Un autre ensemble peut être constitué qui regroupe des éléments iconographiques contemporaines produits à fin d’expliciter ou de représenter le travail de mémoire collectif.

 

Dans ce groupe figurent d’abord, d’un point de vue quantitatif, des affiches d’événements scientifiques ou culturels, ou encore des couvertures d’ouvrages liés au sujet:

Figure 13

On trouvera également des photographies de monuments ou lieux mémoriaux, par exemple des stèles ou des constructions commémoratives:

Figure 14

On trouvera enfin des infographies explicatives permettant de visualiser les lieux ou la chronologie des événements:

Figure 15

 

Les photographies post-événements

Enfin, une dernière catégorie regroupe quelques photographies d’événements ayant eu lieu entre l’épisode de la Retirada et le présent. On retrouve ici des manifestations apparues après la mort de Francisco Franco (en 1975) ou encore quelques rares scènes de vie de la communauté des réfugiés après leur inscription dans la société française:

Figure 16

Le corpus de documents iconographiques peut ainsi être réparti en trois groupes: (1) photographies-témoignages des événements, (2) productions commémoratives et mémorielles contemporaines et (3) photographies post-événements. D’inégale importance quantitative, ce corpus permet de mettre à jour certains phénomènes mis en saillance.

D’abord, il témoigne d’une forte tendance à la monstration tragique de l’exil et des conditions d’accueil des réfugiés à travers le groupe (1). Ainsi, l’iconographie fait écho au schéma radical des titres ([exil/exode] des [républicains] et/ ou [espagnols]) et aux deux univers de discours qui ont trait au passé ([Sort des républicains espagnols dans la guerre] et [Conditions d’accueil concentrationnaire des réfugiés]). Ensuite, le groupe (2), à thématique commémorative, résonne avec l’univers discursif ancré au présent, lié au «travail de mémoire» relatif à cette monstration tragique. Le groupe (3) quant à lui ne croise aucun des éléments saillants des titres et corps textuels.

Il apparait donc – d’un point de vue quantitatif toujours – que le corpus iconographique comme les éléments du titre et ceux développés dans les pages portent l’accent sur le passage frontalier (l’exil et l’accueil en France), faisant passer au second plan les éléments relatifs à la guerre elle-même (épisodes, forces en présence, conditions de vie en Espagne, etc.) d’une part, et au devenir des exilés en France d’autre part (intégration à moyen et long terme, organisations communautaires, etc.). Bien sûr, l’internaute pourra toujours trouver des informations complémentaires, mais à ce stade qui est celui de la visibilité première et maximale, ces derniers éléments sont en retrait par rapport à la monstration tragique du passage et de l’accueil, constituant le noyau de la construction mémorielle.

Fig. 17 Synthèse des éléments de titrailles et des corps des pages (textes / illustrations)

 

5. Eléments de synthèse et de discussion

Comment se structure la mémoire (collective) de la Retirada dans les discours en ligne? Ou pour le dire plus précisément: comment se constitue un noyau du complexe mémoriel qui émerge de manière privilégiée (c’est-à-dire prioritairement accessible et récurrente et n’excluant pas des éléments périphériques moins prioritairement visibles) dans le premier espace de recherche d’information que constitue le web accessible via les moteurs de recherche?

La démarche suivie dans ce travail permet de dégager des éléments de circonscription discursivedu noyau mémoriel, lié à la monstration tragique de la Retirada. Ce qui apparaitra en premier lieu et de manière incontournable à l’internaute, c’est l’arrachement au pays natal et les conditions d’arrivée en France.

Ces éléments nucléaires pourraient paraître évidents à celui qui dispose de quelques connaissances sur la Retirada. Cette évidence ne tient pas à une fidélité d’un discours qui respecterait de préalables hiérarchies historiques des épisodes (hiérarchies discutables et soumises à interprétation tant les liens entre ses épisodes sont nombreux et mutuellement déterminants). Elle tient au fait que la mémoire repose de manière interactive sur ces discours qui sélectionnent, hiérarchisent, mettent en avant des éléments qui deviennent ainsi le cœur mémoriel de l’événement. Ainsi, cette accentuation fait passer au second plan les causes de la guerre et les épisodes des batailles d’une part et les incidences à moyen et long termes (le devenir des réfugiés en France et dans le monde depuis 1939 jusqu’à nos jours) au profit des conséquences immédiates (l’exil) à forte valeur pathémique.

Cette monstration tragique apparait à plusieurs niveaux ou dans différents lieux des discours dont le présent travail a essayé de pointer quelques éléments. Les différents titres des articles s’inscrivent dans une structure sous-jacente qui resserre la définition de la Retirada autour de l’exil des Républicains espagnols, encore une fois au détriment d’autres aspects que les historiens documentent. Les univers textuels des corps de textes sont principalement occupés par une tension au passé liée au sort des Républicains dans le guerre (qui les contraint à l’exil) et aux conditions d’accueil des réfugiés dans les camps de concentration. Les éléments iconographiques font quant à une part majeure aux photographies-témoignages des événements, en particulier aux cortèges de réfugiés et aux conditions de vie dans les camps.

Ainsi, le registre rhétorique majoritaire est celui du pathos, de l’invitation à ressentir la détresse de ces réfugiés.

Les incidences pathémiques de cette monstration tragique sont accentuées par un devoir de mémoire qui détermine un autre rapport à ces événements: une exigence de souvenir et de commémoration. Outre le contenu mémoriel évoqué dans les lignes supra, les discours insistent l’importance de l’événement ainsi représenté et sur la relation d’attachement qui en découle aujourd’hui. Cela est présent dans les univers textuels des pages à travers les regroupements liés au devoir de mémoire et dans le matériau iconographique présentant en nombre les productions commémoratives.

 

Le web est aujourd’hui le premier vecteur de savoirs partagés et dans l’innombrables quantité de pages qui s’y trouvent, la mémoire est dispersée, diffuse, hétérogène. Pour autant, des opérations d’émergence permettent de faire saillir de éléments:

  • par une mise en accessibilité accrue sur les moteurs de recherche, qui hiérarchisent les contenus et procèdent à une mise en agenda lors de chaque recherche;
  • par la prégnance d’un noyau discursif qui met en lumière des éléments au détriment d’autres et permettent aux internautes de trouver des éléments homogènes de mémoire.

La mémoire collective se construit ainsi en permanence et se matérialise non seulement à travers des productions explicitement commémoratives mais aussi – et peut-être surtout – à travers des discours vecteurs de mémoire. Ce travail en partage, réticulaire, repose ainsi sur une double configuration:

  • configuration du passé, à travers le récit de ce qui a été;
  • configuration au présent, dans le rapport à ces récits au moment de la réception sociale et individuelle.

Les discours, dans leur diversité mais unis par cette compétence langagière qui nous est propres, produisent ainsi cette mémoire collective des pages du web aux monuments commémoratifs, des groupes de discussion en ligne aux échanges familiaux, des peintures de Chauvet aux vestiges des camps de concentration des réfugiés de la Retirada. Depuis que les humains se sont mis à parler, ils sémiotisent le monde, racontent leur passé et projettent leur avenir à travers le langage qui configure le monde et ses habitants, lui donnant sens selon ses modalités propre à notre espèce.

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7. Notes

[1] Dans les lignes qui suivent, le terme Retirada est pris comme objet de recherche et désigne un produit de discours sur l’épisode d’exil des réfugiés espagnols vers la France à la fin des années 30. Cela sera discuté par la suite.

[2] certains limites aux premiers mois de cette année le terme Retirada.

[3] On lira notamment pour aller plus loin Marie-Anne Paveau: https://penseedudiscours.hypotheses.org/8027

[4] Pour donner une échelle: en mars 1939, 264 000 réfugiés survivent dans les camps des Pyrénées-Orientales dont la population compte 240 000 personnes.

[5] Source: https://gs.statcounter.com/

[6] La page https://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/Retirada/fr-fr/ (Bing) reprend de plus des éléments de cette page Wikipédia, renforçant son poids dans l’agenda.

[7] Trésor de la langue française, Larousse, Robert, Dictionnaire de l’Académie française. Les bases de données en ligne(du type Ortolang) n’en font pas plus mention.

[8] Les termes en italiques renvoient aux signifiants et non aux occurrences spécifiques qui sont entre guillemets et respectent la casse d’impression ou d’affichage.

[9] Le nombre de groupements dépend des paramètres sélectionnés par l’utilisateur du programme et notamment, du seuil de fréquence déterminé (par exemple ne retenir que les formes apparaissant au moins X fois). L’augmentation de ce seuil conduit à une extension du nombre de groupes qui restent cependant liés et hiérarchisés entre eux. Ici le seuil retenu permet de visualiser les classes principales et génériques.

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