N°1 / Numérique, Humanités et Sciences du langage

Humanités numériques et pensée complexe

Jérémi Sauvage, Déborah Nourrit

Résumé

Notre article s’articulera autour de deux axes. Tout d’abord, il sera question de montrer la pertinence d’articuler la pensée complexe (Edgar Morin) pour mieux appréhender ce qu’on a aujourd’hui coutume d’appeler « Humanités Numériques ». Celles-ci recoupent en effet aussi bien les réflexions portant sur le numérique comme comportements sociaux (réseaux sociaux, usages d’outils numériques…), comme outils (digitalisation de ces données, analyse de ces corpus…) que la technologisation de la société humaine sur un plan philosophique, économique et/ou écologique. Les Humanités Numériques sont donc un objet de pensée complexe nécessitant une approche complexe pour mieux le circonscrire. Dans un second temps, nous reviendrons sur la pertinence d’une approche morinienne pour organiser cette approche. L’interdisciplinarité s’impose comme une obligation pour permettre une pensée articulée en phase avec la réalité. Pour étayer notre propos nous nous appuierons sur le projet interdisciplinaire HUT (HUman at home projecT) de Montpellier et sur les enjeux éducatifs pouvant émaner d’une pensée complexe nécessaire interdisciplinaire, en particulier avec les sept savoirs de Morin.

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Introduction

Dans cet article, nous avons voulu croiser les regards d’une psychologue expérimentale et d’un linguiste à propos de la place de l’interdisciplinarité dans les réflexions collectives des humanités numériques. Parce que nous sommes tous deux membres du groupe « Reliance en Complexité » créé par Edgar Morin, nous avons choisi de développer le point de vue de la « Pensée complexe » dans ce croisement à la fois rattaché à la Psychologie et aux Sciences du langage. Notre projet n’est pas de recenser les innombrables définitions des Humanités Numériques dans la mesure où nous pensons que nous nous trouvons encore dans une phase de réflexion collective à ce sujet. Nous sommes malgré tout certain que ce qui est appelé aujourd’hui « Humanités Numériques » concerne beaucoup plus qu’un domaine particulier, elles sont plutôt un carrefour ou justement un objet de complexité à penser, qui s’articule assez logiquement avec cette réflexion autour de la pensée complexe.

Nous avons donc ici pris le parti de progresser méthodiquement pour illustrer notre propos avec le projet HUT[1] développé à Montpellier. Ainsi, nous reviendrons en particulier dans un premier temps sur un certain point de vue des Humanités Numériques, notamment sur les questions éducatives. Puis nous aborderons la question de l’intérêt de la pensée complexe morinienne dans cette réflexion. Dans un troisième temps, nous reviendrons sur l’interdisciplinarité comme nécessité de penser un objet de pensée complexe. Enfin, nous illustrerons ces points à travers le projet HUT.

1. Des Humanités Numériques

Notre ancrage est aujourd’hui de considérer les « Humanités numériques » comme un carrefour interdisciplinaire, au sujet duquel il conviendrait de ne revendiquer aucune paternité particulière. Selon Burnard (2015), nous pouvons isoler plusieurs étapes dans l’évolution de ce qui est aujourd’hui couramment appelé « Humanités numériques ». La première phase est appelée « Litterary and Linguistic computing » et renvoie à l’utilisation de fiches perforées pour traiter des données jusqu’aux usages d’applis type android. En plus de la numérisation, il est important de retenir qu’une réflexion sur la démarche est également générée, par exemple à propos de la reconnaissance d’un texte. En sciences du langage, cette dynamique se traduit concrètement par le Traitement automatique des langues et la linguistique de corpus (en textométrie par exemple en lien avec les analyses statistiques – FRANTEXT). La deuxième étape historique renvoie aux « Humanities computing », qui mettent alors en évidence dans les années 1980 des méthodes communes à l’ensemble des Sciences Humaines et Sociales (SHS), par exemple en proposant les TEI (Text Encoding Initiative) permettant le traitement de données sémantiques et la prise en compte des éléments péritextuels. Puis suit la période dite des « Digital Studies », qui est marquée par une prise en compte des partages et de la communication dans les années 2000 une (réseaux sociaux, collaborations, enseignements…), ce à quoi s’ajoute également une réflexion sur les supports d’éditions jusqu’à la création aujourd’hui de la plateforme HumaNum ou du Centre Informatique National de l’Enseignement Supérieur (CINES).

Dans le cadre de l’espace francophone, on parle depuis plusieurs années d’ « Humanités numériques », ce qui permet de revendiquer le fait que les humanités s’intéressent au « Digital Humanities » : on parlera alors volontiers de sociologie du numérique, d’éducation numérique, etc. En d’autres termes, les Humanités numériques peuvent alors être considérées comme une instrumentation des disciplines s’inscrivant en Langues, Lettres, Arts et Sciences Humaines et Sociales (LLA SHS) en proposant des pistes de réflexion à propos de ce que les Humanités apportent au numérique, jusqu’à l’observation et l’étude des pratiques quotidiennes comme l’appartement connecté HUT (cf. infra) mais également les Environnements numériques de travail, les campus connectés, etc.

1.1.Ce que nous entendons par Humanités numériques en sciences du langage

Dans une université des SHS ou dans un établissement scientifique et technique, la dénomination « Humanités Numériques » ne renvoie pas à un même concept unique et précisément défini. Nous partons alors du principe de considérer que chacun est légitime pour s’autoproclamer comme intéressé par le champ des Humanités Numériques, ce qui en fait un domaine en cours de définition. On peut malgré tout relever des origines anglosaxonnes qui sont susceptibles de nous éclairer lorsque l’on parle de Digital Humanities, ce qui renvoie au terme « digital » et à sa traduction « numérique », avec toutes les difficultés imputables à ce type de traduction (notamment à la non-prise en compte de tous les sèmes d’origine). Cela dit, il apparaît que l’essentiel réside dans la relation entre « Humanités » et « Numériques ». Pour certains chercheurs, accoler Humanités et Numérique pourrait faire penser à un oxymore, dans la mesure où les Humanités font référence à des domaines littéraires parfois assez éloignés des aspects numériques du monde contemporain renvoie à une dimension technique, voire même technologisée (modélisation, informatisation, traitement automatique…). Par ailleurs, Rodhain (2019) problématise le Numérique en se demandant s’il ne s’agit pas d’une nouvelle forme de religion. Si le Numérique est indispensable et fait partie de la vie de tous les jours, il ne faut pas oublier le revers de la médaille, par exemple à propos de la pollution numérique qui sera plus importante que l’ensemble du trafic aérien sur Terre en 2025 si on ne fait rien pour lutter contre.

Est-ce que le Numérique peut être déshumanisé ? Les Humanités Numériques devront alors peut-être respecter des ethos, ce qui implique la mise en place de garde-fous, de précautions, les intelligences artificielles ne pouvant tout se permettre.

En sciences du langage, nous distinguerons trois possibilités pour identifier les Humanités numériques :

· comme outils d’analyse et/ou méthodologique : en Traitement Automatique des Langues (TAL). Ainsi, en Acquisition du langage, on peut se servir d’outils statistiques ou informatiques permettant de concevoir une modélisation de la parole de l’enfant (Briglia, Pirrotta, Mucciardi & Sauvage, 2021). L’outil est au service de l’analyse dans la démarche scientifique ;

· comme un objet de recherche à part entière : lorsque l’on souhaite travailler sur des comportements et des usages en lien avec le numérique avec comme objectif de réfléchir, par exemple, à ce que sont les Humanités Numériques aujourd’hui. Ainsi, l’analyse du discours (pratiques langagières, interactions…), les réseaux sociaux (synchrones et asynchrones), les études à propos des pratiques (i.e. en éducation) ou des représentations sociales sur le numérique s’inscrivent dans cette perspective (Sauvage & Auger, 2022). L’interface numérique, qui s’est généralisée pendant les confinements de la crise sanitaire Covid-19 a modifié des pratiques de communication langagière, notamment sur le terrain éducatif, tout comme les plateformes numériques d’apprentissage comme Moodle ont également fait évoluer bien avant la Covid-19, les pratiques d’enseignement-apprentissage, à la fois pour les enseignants et les étudiants (Sauvage, 2019 ; Charnet, 2019) ;

· comme un cadre de pensée interdisciplinaire : on se rapproche ici de la « Pensée complexe » développée par Morin (2008). En tant que linguistes ou psychologues, nous ne sommes absolument pas condamnés, fort heureusement, à rester stricto sensu dans le champ des Sciences du langage ou de la psychologie. C’est pourquoi il est possible, par exemple, de partir de son domaine disciplinaire académiquement identifié pour explorer des disciplines connexes telles que la Sociologie, l’Anthropologie… À l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3, nous avons créé un Master Humanités Numériques dans le Département des Sciences du langage parce que cette formation l’initiative de collègues qui s’inscrivent en Sciences du langage sur le plan académique. Mais on pourrait sans difficulté envisager pour ce même Master un autre référencement administratif sans que cela ne change le contenu de la formation. Ainsi, le linguiste peut participer à une réflexion collective à propos d’un objet de recherche complexe en mobilisant les Sciences du langage, tout comme le psychologue, le sociologue, le mathématicien ou le médecin peuvent en contribuer à cette même réflexion en mobilisant les connaissances de la Psychologie, la Sociologie, la Mathématique ou la Médecine. En acceptant le regard particulier de chacune des disciplines sur un objet de recherche complexe (cadres théoriques, méthodologies, épisté-mologies…), c’est-à-dire en renonçant à l’hyper-cloisonnement des disciplines encouragé par l’organisation académique du monde universitaire, il devient alors possible d’impulser une dynamique nouvelle pour mener une réflexion véritablement collective.

1.2. Les Humanités Numériques sont-elles solubles dans le trans-inter-pluridisciplinaire ?

A partir de là, nous pouvons poser la question quelque peu provocatrice : « faisons-nous tous des « humanités numériques » ? Un constat s’impose : au regard de ce qui a été précisé supra, beaucoup d’enseignants-chercheurs peuvent dire (et disent) qu’ils travaillent en lien avec les Humanités Numériques (HN). On peut alors s’interroger, si tout le monde fait des HN, sur le fait que les HN ne constituent peut-être pas une discipline en soi, ou en tout cas, il ne s’agirait pas d’une discipline comme les autres. Il est d’ailleurs notable que les HN se présentent souvent comme une « transdiscipline » (Dacos, 2011) qui se pose à la fois comme porteuse de méthodes, de dispositifs et de perspectives heuristiques. Si cette transdiscipline est liée au numérique dans les SHS, elle se positionne également contre le transdisciplinaire, ce qui constitue un tour de passe-passe pour dire qu’elle traverse toutes les disciplines pour s’en emparer parce qu’elle est transdisciplinaire. Les HN sont-elles vraiment et réellement transdisciplinaires ? Certes, elles peuvent être étudiées par un ensemble de disciplines, mais en quoi apportent-elles de nouveaux savoirs, créent-elles des méthodologies ? Peut-on catégoriser les Humanités numériques dans de l’hors-champ (caractéristique propre à la définition de la transdisciplinarité (Resweber, 2000) ? Cette transdiscipline peut nous amener à faire un travail transdisciplinaire, à condition que chacun accepte de bouger ses lignes par un travail préalablement interdisciplinaire qui conduirait à une confrontation positive et nous amènerait à faire évoluer nos modèles, nos théories. Ce préalable permet cette dynamique entre et à travers les disciplines propres à la transdisciplinarité (ces différents modes seront plus amplement précisés dans le tableau de la section 3. L'interdisciplinarité comme nécessité). Se posent alors des problèmes dispositionnels à savoir vouloir travailler dans un inconfort disciplinaire. On peut alors comprendre que tous les chercheurs ne sont pas forcément prêts à entrer dans cette phase particulièrement inconfortable et parfois même incompatible avec les exigences académiques. Tout cela revient souvent à s’intéresser aux Humanités Numériques de façon pluridisciplinaire : envisager un objet de recherche complexe et se demander ce que chaque discipline impliquée peut apporter à la réflexion collective. Mais il faut rester modeste au regard de l’inconfort évoqué plus haut par une perspective véritablement interdisciplinaire, ce que nous développerons plus loin à propos du projet HUT.

1.3.Un exemple de l’inconfort interdisciplinaire

Pour illustrer en quoi une approche scientifique interdisciplinaire peut être inconfortable, prenons le cas de l’acquisition du langage chez l’enfant comme objet de recherche (Sauvage, 2003 ; 2015). Sur le plan historique et d’un point de vue épistémologique, le 20e siècle a permis de cristalliser ces difficultés de collaboration entre les disciplines, principalement au cours de débats scientifiques portés par les champs scientifiques de la Psychologie et la Linguistique. Les cadres théoriques et les méthodologies sont si différentes, par exemple les approches comportementalistes (Skinner, 1957) ou constructivistes (Piaget, 1923 ; 1924 ; 1936 ; 1946) d’une part, et les approches innéistes (Chomsky, 1959), néo-nativistes (Pinker, 1994) ou socio-cognitives (Vygotski, 1934-97 ; Bruner, 1983 ; Sauvage, 2015) d’autre part. Aujourd’hui encore, il n’est pas si simple de dépasser ces frontières disciplinaires (et sous-disciplinaires) pour construire une démarche scientifique interdisciplinaire, collaborative et pertinente (Taddéï, 2021). En d’autres termes, la difficulté est de travailler un objet de recherche en interdisciplinarité alors que cet objet se caractérise par des visions tubulaires de disciplines qui n’ont fait que se côtoyer sans jamais vraiment s’articuler, ce qui rend la situation toujours délicate de ce point de vue. Par ailleurs, quand il est question que les Humanités Numériques rencontrent des domaines disciplinaires plus technologiques, cela pose des problèmes relevant de l’identité. C’est ainsi que certains penseront qu’il s’opère un glissement du qualitatif vers le quantitatif ce qui peut attiser des peurs considérables. Peut-on parler d'un glissement? Les humanités ne peuvent-elle se positionner que de façon dichotomique à l'instar de la binarité fondamentale des sciences informatiques? Il est question bien au contraire d'appréhender les Humanités et le Numérique de façon dialogique, un des principes même de la pensée complexe (Morin, 1986 ; 1999)

2. L’intérêt de la pensée complexe

Le fait de parler de « pensée complexe » nous invite à préciser qu’il s’agit de l’approche développée par Edgar Morin dans l’ensemble de son œuvre scientifique et que Morin n’est pas le seul penseur de la Complexité qui constitue véritablement un domaine à part entière en Mathématiques, en Philosophie, en Sciences de la Vie et de la Terre, etc. Ci-dessous le travail remarquable de recension de Brian Castellani sur les différents traitements de la complexité dans toutes les disciplines scientifiques (carte sous licence à retrouver sur https://www.art-factory.com/complexity-map_feb09.html)

Pour Morin (2005) les sciences de la complexité apparaissent comme trans-disciplinaires mais les questions relatives à la dynamique ou à la quantification du niveau de complexité d’un système quelconque s’enracinent dans différents outils et cadres conceptuels spécifiques. Les champs scientifiques qui investissent la question de la complexité sont ainsi variés et concernent la cybernétique, les systèmes dynamiques, la systémique, l’Intelligence Artificielle… et chacun portent leur intérêt sur des topiques différentes (l’auto-organisation, les multi-niveaux hiérarchiques, les interactions, les transitions, les propriétés émergentes, la variabilité…). La pensée complexe morienne se retrouve dans le tableau 1, au niveau du 4ème axe de la Cybernétique dans la discipline philosophique vers le centre de la flèche. Aussi il peut parfois paraître plus pertinent de parler de complexité au pluriel, tant les regards que l’on porte sur elle diffèrent méthodologiquement et conceptuellement.

Tableau 1: Carte de présentation du traitement pluridisciplinaire de la complexité. Brian Castellani

Tableau 1: Carte de présentation du traitement pluridisciplinaire de la complexité. Brian Castellani

 

2.1. L’importance de la « reliance »

L’une des notions clés développée par Morin dans sa pensée complexe et issue des réflexions collectives de la fin des années 1970 menées par Bolle de Bal (2003) est celle de « reliance », qui défend l’idée de revenir à renouer des liens face à la « déliance » générale observable au quotidien. Au départ, l’être-humain est relié (à sa mère), et l’évolution ontogénétique n’est qu’une déliance doublée d’une recherche constante de reliance à différents niveaux (individuel, social…). Moi dans le monde, moi par rapport à l’Autre… ces liens sont nécessairement à recréer dans le cadre d’une prise en compte de la complexité de soi, des autres et du monde, dans le sens où le complexus (cum plexus) renvoie étymologiquement à « tisser avec », pour maintenir une distinction sans pour autant empêcher une articulation possible, ce qui renvoie au concept de « disjonction » (Morin, 2005). C’est pourquoi, la reliance permet une prise en compte effective de la complexité des objets complexes dans le cadre d’une approche systémique pour laquelle les éléments du système sont en interdépendance (Morin & Le Moigne, 1999). Ainsi, d’un point de vue psychologique, il est question de recréer ce lien pour recréer notre identité, ce qui n’est pas sans rapport avec Pascal (1670) lorsqu’il explique qu’il est impossible de considérer le tout sans les parties et les parties sans le tout. Ce à quoi on peut également ajouter que la somme des parties n’étant pas forcément égale au tout, le cheminement-même de la pensée complexe apporte une plus-value au raisonnement (Sauvage, 2015).

2.2. Un ancrage épistémologique

Dans le cadre des Humanités Numériques, l’importance de la reliance se traduit par une démarche dont le but ne serait pas de cultiver les différences entre les points de vue, les conceptions, les appréhensions de l’objet complexe que représente le numérique dans la société humaine, mais plutôt d’identifier les points communs, les écarts et d’essayer de les tisser et non de les séparer pour laisser émerger l'inouï (Jullien, 2019). Morin insiste d’ailleurs sur un aspect particulier de la pensée dialogique, autre principe de la pensée complexe : il est préférable de s’intéresser au « ET » plutôt qu’au « OU BIEN » (Morin, 1986).

Relier consiste donc à assembler ce qui s’oppose, c’est-à-dire à refuser une pensée binaire par essence simpliste qui ne laisserait pas d’autre choix que le 1 ou le 0. Ce qui nous intéresse finalement c’est ce continuum entre le 1 et le 0. On pourrait dire que, un ordinateur quantique dont le fonctionnement consiste justement à ne pas se limiter à des 1 et des 0 s’inscrit dans une démarche complexe. Recourir à la pensée complexe revient à refuser les raccourcis de la simplicité à outrance (Foucart, 2017).

Il devient alors possible de redéfinir un ancrage épistémologique dans le sens où, à partir d’une série de questions, de rencontres disciplinaires découleront de nouvelles postures épistémologiques. Ainsi, le linguiste pourra par exemple prendre conscience que n’importe quel autre chercheur de n’importe quelle autre discipline est susceptible de lui apporter un point de vue constructif. De la même manière, le linguiste peut contribuer à des réflexions ne s’inscrivant pas dans le domaine des sciences du langage, par exemple les Sciences de Gestion et du Management (Meissonier, Sauvage, Rodhain & Bouiss (éds.), 2021). Ce type de collaboration « entre » les disciplines manquent selon nous cruellement aux quêtes de connaissances dans le milieu scientifique universitaire ; le Centre de Recherche Interdisciplinaire co-fondé par François Taddéï à Paris en 2005 est un exemple remarquable dans le paysage scientifique actuel. Bien entendu, il ne s’agit pas du tout de remettre en question l’existence des disciplines en tant que tel, mais bien de créer des dispositifs pour mettre ces disciplines en lien les unes avec les autres et susciter la fertilisation croisée.

2.3. Le groupe « Reliance en complexité »

Lorsque Edgar Morin est venu s’installer à Montpellier en 2019, il a sollicité notre collègue Régis Meissonier (Université de Montpellier, Professeur des universités en Sciences de Gestion et du Management à l’IAE) pour mettre en place un groupe de recherche interdisciplinaire rattaché à sa Chaire UNESCO afin que chacun puisse contribuer à une réflexion collective et collaborative en y apportant ses propres compétences disciplinaires (Gestion, Linguistique, Biologie, Psychologie, Education, Sciences économiques…). Il est utile de préciser que tous les membres de Reliance en complexité ne se connaissaient pas avant. Ce groupe publie un bulletin d’information mensuel[2], organise des événements et réfléchit sur la pensée morinienne pour analyser et comprendre la complexité du monde, mais aussi réfléchir à la connaissance de la connaissance (Morin, 1986). Il ne s’agit pas de rester dans notre confort et de seulement développer du savoir mais également de connaître le développement de la connaissance, ce qui demande un véritable travail introspectif du chercheur, de l’humain et de l’humanité qu’il y a en nous, dans le cadre de cette pensée complexe. Un intérêt particulier peut alors être accordé à cette extradisciplinarité (curiosité pour les autres disciplines, Morin 1999)  qui peut venir nourrir nos propres réflexions.

3. L’interdisciplinarité comme nécessité

La posture que nous défendons est donc celle de la nécessité (Benoist, 2016) : comment faire autrement que de travailler en interdisciplinarité ? Sans vouloir tenir un quelconque discours apologiste (les disciplines existent et comment faire autrement ?), l’intérêt est de travailler sur la porosité dans le but de favoriser les échanges entre les disciplines. La pratique interdisciplinaire est une réponse à la complexité croissante de la production scientifique et un besoin de rétablir un dialogue actif parmi la pluralité des disciplines et des formes de connaissances (Kupers, 2014). Or, pour certains objets de pensée, il nous semble que nous n’avons pas d'autre choix que d’adopter une approche complexe, donc interdisciplinaire pour éviter que chacun travaille seul dans son coin. Au 21e siècle, le chercheur peut-il vraiment rester isolé dans sa discipline. Pour faire le tour d’une question complexe comme celle des Humanités Numériques, cela deviendrait très difficile voire impossible. Si un chercheur doit avoir des publications en son nom propre (monographies et articles), il n’en reste pas moins important que des collaborations scientifiques indisciplinaires doivent également jalonner son parcours scientifique, parce que chacun apporte sa propre vision à propos de la réflexion relatée, l’ensemble de ces visions apportant l’unité de la publication. D’ailleurs, certains sous-domaines dans une même discipline (comme les Sciences du langage ou la Psychologie) ont également des difficultés pour se parler et interagir de manière constructive, en dehors de raisons de personnes (pouvant néanmoins se sur-ajouter). C’est par exemple le cas dans les travaux s’intéressant au développement du langage chez l’enfant : peu de travaux s’inscrivant dans un cadre innéiste[3] citaient les travaux scientifiques s’inscrivant dans un autre cadre[4], la guerre "kuhnnienne" des paradigmes faisant rage (Kuhn, 1972: 1983).

De facto, pour le chercheur désireux de faire évoluer sa pensée vers plus de connaissances, et de savoirs, cette démarche devient contre-productive à plus ou moins long terme, même si cela reste certainement plus confortable à vivre d’un point de vue professionnel. Nous pouvons aisément le comprendre : les confinements sanitaires peuvent présenter un certain confort, mais malgré tout, la nécessité de partager sa pensée dans des interactions sociales présente, en soi, un moteur de cette pensée. Ainsi, dans l’interdisciplinaire, on retrouve l’interagir ou l’interaction entre les disciplines, ce qui ne constitue pas du pluridisciplinaire dans lequel on compilerait les points de vue de différentes disciplines. L’interdisciplinaire consiste d'une part à faire le lien entre les disciplines, permettant ainsi de développer une posture épistémologique. D'autre part elle s'inscrit dans la confrontation fertile entre les épistémologies, les méthodes et les modes d'applications des différentes disciplines "reliées" par leur objet d'étude commun. Cette reliance et ces rencontres entre les opposées se retouvent dans la pensée complexe de Morin et favorisent cette INTER-disciplinarité, dans l’espoir que l’on puisse répondre à des questions que la discipline esseulée ne peut pas traiter. 

Si l’on considère que tous les objets d’étude sont complexes, alors la pensée complexe devient la règle (la Méthode) pour le chercheur. Rien n’est simple, tout est complexe. Mais pour pouvoir appréhender cette complexité, en faisant avec notre héritage disciplinaire de formation (parfois de l’ordre de l’inconscient) qui relève de la pensée cartésienne, nous nous trouvons en situation de fragmentation, de cloisonnement. Cela nécessite alors un besoin de défragmentation et d’unification des différents points de vue existant à propos d’un objet d’étude, par exemple au travers de la collaboration entre les disciplines, ce qui demande, in fine, au chercheur d’être indiscipliné. En d’autres termes, il convient de ne pas rester systématiquement dans les rails, de devenir une sorte de bad boy ou de bad girl dans sa discipline, c’est-à-dire d’oser aller voir ce qui se passe "à côté" malgré le CNU, malgré les profilages des étapes de nos carrières scientifiques, et tout en répondant à la "commande paradoxale" des appels à projet de type ANR (Agence Nationale de la Recherche) si valorisante pour nos mêmes carrières et lorsqu'il est si souvent stipulé: une approche interdisciplinaire sera appréciée.

Nous voyons déjà se détacher quelques dénominations de mode ou de dispositions collaboratives entre les différentes disciplines (supra. transdisciplinarité, inter-disciplinarité, pluridisciplinarité, extra-disciplinarité, indiscipliné). Il n'est pas aisé de se situer avec précision dans l'ensemble de ses dénominations reprenant des préfixes porteurs certes de significations partagés par tous  mais pas toujours articulés dans les définitions comme on pourrait l'attendre. Ainsi entre intuition sémantique et définition par défaut, des chercheurs s'inscrivant par exemple dans un projet et même une démarche dite interdisciplinaire, fonctionnent manifestement plus en pluri-disciplinarité ou en cross-disciplinarité. Lorsqu'on se penche plus précisément sur les définitions des différentes formes d'interactions dans/avec les disciplines scientifiques et leurs chercheurs, on retrouve 27 dénominations (tableau 2). Il serait bien trop long ici d'en faire l'explication systématique (pour une revue voir, Nourrit, Alévèque, Laurent, & Libourel, soumis) une tentative néanmoins de tableau synthétique et exhaustif a été entreprise dans le cadre du projet qui sera présenté dans la partie suivante (cf. infra : 4. L'exemple du projet HUT).

 

Dimen-sions

Formes

Définitions

Références

STRUCTURELLE

Ante-disciplinaire

Phase avant de devenir une discipline.

Eddy, 2005.

Pré-disciplinaire

Constitue un noyau de connaissance flexible qui peut être utilisé par plusieurs disciplines et qui est nécessaire à l'interdisciplinarité et la transdisciplinarité.

Montoto & Mead, 2009

Post-disciplinaire

Reflète l'insatisfaction et la reconnaissance des limites des disciplines pour aborder les questions du monde réel. Ce n'est pas une attaque ou une destruction de la discipline mais un effort pour transcender les limites de la discipline.

Waisbord, 2019

Mono-disciplinaire

Etude d'un objet par une seule discipline.

Resweber, 2000

Omni-disciplinaire

Etude d’un objet qui ne se limite pas à un nombre de discipline mais à l’ensemble de toutes les disciplines.

Ashworth, 1974

Klein, 1990

Gilman, 2003

Multi-disciplinaire

Juxtaposition additive et non intégrative de plusieurs disciplines. Ce "plus" n'est qu'au service de la discipline d'origine. Il n'y a pas d'enrichissement mutuel des disciplines

Une pseudo interdisciplinarité de façade.

Klein, 1990

Nicolescu, 2005

Morin, 2003

Vinck, 2000

Pluri-disciplinaire

Plusieurs disciplines travaillent autour d’un même objet proposé par une discipline. Inter-champ communicationnel avec alternance de perspective.

Resweber, 2000

Inter-disciplinaire

Une stratégie d’interpellation, de confrontation et de conflit qui se résout lorsque des transferts de méthodes, de concepts et d’outils s’opèrent.

Piaget, 1972

Resweber, 2000

Néo-disciplinaire

L'interdisciplinarité conduit à une nouvelle étape, une transition vers une nouvelle discipline qui conserve les traces de ses origines et exige une formation nouvelle et complète de ceux qui la pratiquent.

Benoist, 2016

Trans-disciplinaire

Hors champs, par-delà, au travers, entre les disciplines avec création de nouveaux cadres de savoirs et un impératif d’unité de la connaissance.

Resweber, 2000

Nicolescu, 1996

FONCTIONNELLE

Méta-disciplinaire

Position dialogique, de la discipline, d’ouverture et de fermeture, de conservation et de dépassement. 

Morin, 2003

Supra-disciplinaire

Position disciplinaire qui se voudrait au-dessus de toutes les autres de par sa position transdisciplinaire. Forme de prétention disciplinaire.

Lenoir, 2003

Cross-disciplinaire

Une étape intermédiaire entre le multi- et interdisciplinaire qui implique une « force brute » pour réinterpréter les concepts et objectifs d’une discipline et imposer une polarisation rigide à travers les disciplines.

Jantsch, 1972

Poly-disciplinaire

Une discipline développe par la poly-compétence de ses chercheurs une étude élargie, plus complète de son objet.

Morin, 1999

Eco-disciplinaire

Écologiser les disciplines en tenant compte des dimensions contextuelles, culturelles, sociales… dans lesquelles elles naissent, posent problème, se sclérosent, se métamorphosent.

Morin, 1999

Auto-disciplinaire

Comment les disciplines se contrôlent elles-mêmes.

Fremantle, 2018

Intra-disciplinaire

Fait référence aux interrelations à l’intérieur d’une même discipline.

Lenoir, 2003

Infra-disciplinaire

Renvoie à des micro-règles comportementales de nature informelle, une organisation appropriée au contexte.

Giallocosta, 2009

Dé-disciplinaire

Renvoie à une destruction de la discipline

Mitchell, 1994

Ex-post-disciplinaire

Attente et anticipation des résultats, des bénéfices et des impacts avec une effectivité escomptée qu'après la recherche entreprise

Darbellay et al., 2018

Gojard & Bessière, 2004

Ex-ante- disciplinaire

Elaboration, argumentation et formulation au préalable de la mise en œuvre.

Darbellay et al., 2018

Gojard & Bessière, 2004

Anti-disciplinaire

Consiste à se positionner entre les disciplines et non contre afin de faciliter l’émergence de nouvelles idées.

Ito, 2017 

Chen & Luetz, 2020.

DISPOSITIONNELLE

Extra-disciplinaire

Renvoie à « Avoir l’œil extra-disciplinaire ». Ouverture à d’autres disciplines.

Morin, 1999

In-disciplinaire

2 niveaux : Comprendre la complexité en incluant et dépassant toutes les disciplines

Accepter l’inconfort, les contraintes et faire des pas de côté disciplinaires.

Morin, 2003; 2005.

Non-disciplinaire

Suspendre temporairement les régimes et pratiques disciplinaires afin de développer une recherche créative: un acte libérateur.

Peut renvoyer aussi au chercheur rapatrié dans son ancienne discipline révolutionné ou qui établit une nouvelle discipline.

Kupers, 2014

AUTRES

Co-disciplinaire

Au niveau scolaire, renvoie à la synergie de différentes connaissances venant de plusieurs disciplines pour répondre à une question d’étude.

Chevallard, 2004

Circum-disciplinaire

Ce qui entoure. Au sujet de la formation : ne pas la réduire au savoir mais se référer à la pratique.

Lenoir et al., 2006

Tableau 2 : Présentation des différentes formes et conditions de travail collaboratif entre disciplines scientifiques selon leurs dimensions structurelle, fonctionnelle et dispositionnelle (Nourrit, Alévèque, Laurent & Libourel, Soumis)

 

Ce que laisse apparaitre ce tableau, au-delà des formes innombrables, c'est la précision des dénominations et la multitude des écrits au sujet de l'interaction entre les disciplines. Un champ d'étude lui est consacré, les Interdisciplinarity studies (Darbellay, Vinck, Cocco, Dessart, Dandarova, & Brandt, 2018) qui prend racine dans les années 1970 avec le premier rapport de l'OCDE (Apostel, Berger, Briggs, & Michaud (1972)) où Piaget considérait déjà l'interdisciplinarité comme « un prérequis au progrès de la science » (1972 p.129) ; une nécessité donc ?

Néanmoins, il serait une erreur de croire que les difficultés à bien identifier les formes de rencontres disciplinaires et à les mettre en œuvre efficacement ne viendraient que d'un défaut de connaissance définitoire des chercheurs. Les difficultés sont bien plus nombreuses.

D'une part, entreprendre un travail interdisciplinaire exigeant de par la confrontation des méthodes, des cadres théoriques, renvoie à des compétences du chercheur, souvent oubliées ou négligées, de l'ordre de sa propre connaissance intrapersonnelle mais aussi interpersonnelle. L'interdisciplinarité engage le savoir-être du chercheur, un savoir à part entière par rapport aux savoirs scientifiques et académiques et aux savoir-faire méthodologiques et techniques. Il est des dispositions au travail interdisciplinaire (Amstrong, 1980 ; Klein, 1990 ; Bromme, 2000 ; Repko, 2008) telles que, être fiable, ouvert, flexible, patient, résilient, sensible aux autres, capable de prendre des risques, préférant la diversité, animé de la volonté d’apprendre, possédant une pensée divergente, de la curiosité, du courage, de la modestie, capable de se subordonner aux autres opinions, être doté d'un sens de l'initiative, de capacité d'affirmation de soi, de compétences interpersonnelles, préférer le travail collectif au travail solitaire et  disposer d'une tolérance à l’ambiguïté et au paradoxe. Que de dispositions requises, mises à l'épreuve des inconforts dus aux déstabilisations que génère le collectif, aux temps longs nécessaires pour comprendre le "langage" de l'autre discipline, aux déceptions relatives à la difficile reconnaissance des travaux pour l'évaluation et la publication de ce type de travaux. Le travail interdisciplinaire est une aventure humaine et pas la moindre, avec ses éclats et ses bassesses; Edgar Morin d'ailleurs n' a pas été épargné dans ce que l'on appelle l'affaire Plovézet-Morin où les historiens, dans le programme réunissant plusieurs disciplines autour de l'étude de la commune de Plovézet, s'étaient sentis dépossédés de leur prérogatives, lorsque le sociologue, en la personne d'Edgar Morin,  historicisait sa propre étude et se vit affublé de ce fait de plagiat et de production d'un tissu d'erreur (Paillard, 2011). Entreprendre la difficile marche du chemin de la connaissance, implique la réintroduction du connaissant dans la connaissance (Morin, 1999); autre principe de la pensée complexe. 

D'autre part, les différentes caractérisations des formes collaboratives ont de remarquable leur porosité, leur limitation floue, leurs zones mitoyennes (Resweber, 2000) qui génèrent tout autant de difficultés au chercheur à les mettre œuvre que de complexité dans leur pleine et entière compréhension. Par exemple une interdisciplinarité pourra être qualifiée de réductrice lorsqu’une discipline, dans le groupe collaboratif, tendra à imposer ses principes et ses règles (Resweber, 2000) comme on peut le voir dans la cross-disciplinarité. Elle pourra même être restrictive (Boisot, 1972) à l'instar de la pluridisciplinarité, lorsqu'il n'y aura pas d'interaction entre les disciplines et qu'aucune modification structurelle des disciplines ne s'opèrera. Mais à l'opposé, l’interdisciplinarité pourra tendre vers la transdisciplinarité en empruntant le chemin herméneutique (Resweber, 2000). Les modalités de fonctionnement sont donc elles aussi multiples générant un flou qui peut apparaitre rédhibitoire pour entreprendre ce travail. Mais au contraire, c'est dans cette gradualité, cet "entre-deux", ce flou (Foucart, 2014) cette dynamique non-linéaire (Piaget, 1972) que la rencontre s'opère, que la science se construit.

Ainsi, ni en apologistes de la nécessité, ni de la complexité ou du flou, nous ne nous positionnons, nous souhaitons "simplement" sensibiliser à la prise en compte incontournable de ce qui ne se saisit pas de prime abord, de ce qui est entrelacé et interdépendant... oser aller à l'encontre de ce qui pourrait être un inconscient collectif cartésien qui nous conduit préférentiellement à choisir "la claire et distincte perception" (Descartes, 1824).

Une étude menée sur Montpellier a justement porté sur l'interdisciplinarité en acte d'un programme interdisciplinaire. Ce programme de recherche a d'intéressant, pour les humanités numériques, son objet d'étude: les usages dans un appartement connecté.

4. L’exemple du projet HUT

Le programme HUman at home ProjecT dès son émergence s'est positionné comme interdisciplinaire. Il est l'occasion de faire se rencontrer 13 laboratoires de recherche et une soixantaine de chercheurs avec des acteurs de la société civile (institutionnels et entreprises). L'enjeu est de "définir les contours de l’appartement du futur dont on ne voudrait pas pour l’occupant du futur",  en faisant participer les chercheurs et entreprises à l'étude de l'usage de Objet d'Internet par le recueil et l'analyse d'un ensemble de données valorisables.

Ce projet est-il réellement interdisciplinaire? Son consortium est déjà pour le moins intersectoriel dans le sens où les secteurs institutionnels (les deux universités de sa ville d'accueil sont partenaires, la Région, la Métropole,  l'Europe sont des financeurs), les secteurs académiques scientifiques (représentés par les 13 laboratoires de recherche) et les secteurs d'entreprises (entreprise technologique, mobilier,  fournisseur d'énergie...) sont réunis. Un ensemble récurrent de réunion a été proposé pour faciliter les interactions entre ces différents acteurs et instaurer une cross-sector collaboration qui répond selon Austin (2000) aux nouvelles exigences de collaboration face à l’interdépendance accélérée de notre 21ème siècle. Les bénéfices de l’intersectorialité en terme de recherche ne font pas de doute (Gaudin & Gringas, 1999) même si le reproche est souvent fait de conduire la science à l'application et non plus au fondamental.   

Les chercheurs collaborent-ils en interdisciplinarité? Cette question est apparue très rapidement incontournable et un "programme dans le programme" a été sollicité afin d'étudier l'interdisciplinarité dans HUT. Tenir "pour impossible de connaitre les parties sans connaitre le tout, non plus que de connaitre le tout sans connaitre les parties" cette citation pascalienne est le principe fondateur de ce programme et il constitue d'ailleurs l'un des premiers principes de la pensée complexe : le principe systémique ou organisationnel (Morin, 1999). Par la connaissance des parties, la compréhension du tout en est approchée, bien qu'il soit plus que la somme des parties. L'étude des différentes formes de collaborations au sein de HUT permet ainsi de mieux comprendre son organisation globale, son auto-organisation au regard des contraintes qui lui sont propres mais aussi des contraintes imposées par l'écosystème; autre principe clé de la pensée complexe que celle de l'auto-éco-organisation (Morin 1980: 2008). Ce programme HUT est caractéristique d’un système complexe. Les chercheurs ont donc été sujets et acteurs de la recherche pour étudier la science en train de se faire. Ce type d'étude n'est pas inédit (Latour & Woolgar, 1979; Mondada, 2005), cependant que des chercheurs de différentes disciplines (psychologie expérimentale, anthropologie, informatique et linguistique) collaborent et s'interpellent sur des méthodologies, des cadres théoriques différents afin d'étudier un programme interdisciplinaire, l'expérience est ici moins commune. Si nous devions ramener ce mode de fonctionnement à la pensée complexe, l'organisation de ce programme serait à la fois hologrammique et récursive. Hologrammique signifie que le tout est dans l'un et que l'un est dans le tout. On retrouve ce principe sous la dénomination de fractal également développée par Mandelbrot (1989) dans le cadre des mathématiques du chaos. Ramener à ce programme, la recherche de la dimension hologrammique a pour but d'étudier l'interdisciplinarité d'un projet positionné comme interdisciplinaire, regroupant une centaine de personnes (chercheurs, administratifs, institutionnels...) par une équipe du projet à effectif moindre (5 chercheurs) collaborant sur un mode également interdisciplinaire. On retrouve bien l'auto-similarité, caractéristique des hologramme ou fractal aux différents niveaux d'organisation du Projet HUT.       

La récursivité pour sa part apporte à la dimension hologrammique une composante de production, "la fin du processus en nourrit le début, par retour de l'état final du circuit sur et dans l'état initial: l'état initial devenant final tout en demeurant initial" (Morin, 1977: 2008, p.259). L'apport des connaissances sur l'interdisciplinarité d'un niveau d'organisation (niveau macro du projet HUT - 13 laboratoires, plus de 100 personnes collaborant) nourrit le niveau méso (le programme de recherche interdisciplinaire sur l'interdisciplinatité du projet) en produisant des connaissances intéressant autant le niveau macro que meso. Nous pourrions même envisager un niveau 3 de récursivité, en considérant qu'un chercheur du niveau meso en posture méthodologique ethnographique puisse étudier en participation observante la collaboration au sein de son programme interdisciplinaire qui rappelons-le a pour objet l'étude de l'interdisciplinarité du programme (macro niveau). Nous serions ici à un niveau micro pouvant s'apparenter à une récursivité d'ordre 3. Comme nous l'indique la méthodologie de programmation récursive, la boucle se stoppe lorsqu'elle atteint un point final. Ne serait-ce pas l'interdisciplinarité incarnée par le chercheur qui finaliserait la boucle récursive ? La capacité ou disposition comme nous le précisions supra,  à l'ouverture, la curiosité, le désir de travailler en équipe, ne serait-elle pas l’élément qui clôturerait la boucle tout en l'ouvrant pour un véritable travail interdisciplinaire collaboratif par la suite, en boucle récursive inverse? L'interdisciplinarité en science n'est elle pas conditionnée en définitive par un typus interdisciplinaire, qui de par sa posture extradisciplinaire serait à la science ce que E.T.[5] est au cinéma, ou une sorte d'OVNI, un indiscipliné dans sa discipline ? (Morin, 2005)

5. Discussion

Tout au long de cet article nous avons convoqué les principes qui caractérisent la pensée complexe : le dialogique, la reliance, l'indiscipline, la transdisciplinarité (et son prérequis interdisciplinaire), la réintroduction du connaissant dans toute connaissance, la systémique, l'hologrammique et la boucle récursive. Autant de principes que l'on retrouve dans toute l'œuvre de la Méthode morinienne et qui nous aide à penser ou re-penser la complexité du monde, dont celui de la recherche.

Morin ne serait-il pas l'un des premiers chercheurs des Humanités numériques? En s'appropriant les concepts des grands cybernéticiens comme Weiner, von Neumann, Bateson, von Foerster, des théoriciens systémiques comme von Bertalanffy, en interaction incarnée avec ses propres compétences disciplinaires sociologiques, mêlées d'indiscipline et de curiosité (Morin, 2003 ; 2005), il a produit « un tout » trans-disciplinaire qui est « plus que la somme » des savoirs disciplinaires : la pensée complexe. Cette pensée fait écho aux chercheurs en Humanités Numériques du fait qu'elles sont elles aussi cette  rencontre entre les sciences techniques et les humanités. Elles sont la preuve qu'en dépassant les cloisonnements, en acceptant les inconforts de l'interpellation méthodologiques et théoriques, une science transdisciplinaire de l'humain dans les conditions de notre temps est possible. Cela nécessite bien plus qu'une transformation de la science mais une métamorphose autant dans les façons dont on la pratique qu'on l'enseigne.

Sur ce chemin de la connaissance de la complexité, Morin a poursuivi son périple vers le domaine de l'enseignement, vers ce qui devrait être une profonde réforme de l'éducation[6]. L'invitation est claire : le défi est de former dès le plus jeune âge jusqu'à l'université, à la connaissance de la connaissance. Dans un mouvement de décloisonnement et de reliance, l'objectif est le remembrement des savoirs avec une éducation à la condition humaine et à l'identité terrienne pour penser global (Morin, 2021). La recherche est à l'image de l'éducation (ou inversement) et la relation qu'elles entretiennent toutes deux n'a d'ailleurs pas échappé aux chercheurs qui, dès les années 70 lors des travaux sur l'interdisciplinarité dans le cadre du rapport fait pour l'OCDE, proposaient de l'interdiscipline autant au niveau de la recherche que de l'enseignement académique. "Le problème n'est pas tant d'ouvrir les frontières entre les disciplines que de transformer ce qui génère ces frontières: les principes organisateurs de la connaissance." (Morin, 1999, p. 28). L'enseignement de la connaissance pertinente consciente de ses cécités, l'enseignement de ce qu'est la compréhension et en quoi l'incertitude est une condition de tout système (même humain) et non un obstacle qui faudrait nier, sont essentiels pour participer à la formation d'une tête bien faite et non pleine (Montaigne,1580: 2009). N'oublions pas que Montaigne formulait la préférence pour une tête bien faite au sujet du guide, de l'enseignant. Ainsi, enseignants et/ou chercheurs n'est-il pas temps de nous réveiller comme nous y invite Edgar Morin dans son dernier ouvrage (2022)[7], à intégrer les principes de la pensée complexe pour dépasser les clivages et œuvrer à une formation, plutôt une trans-formation à l'humanologie pour tout un chacun?

Bibliographie

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[1] Projet HUT (Human at Home) cofinancé par le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) et de la Région Occitanie. Nos remerciements vont pour le soutien accordé par Montpellier Mediterranée Métropole, le CNRS, les laboratoires et entreprises partenaires. 

[2] https://www.meissonier.fr/recx/

[3] Le langage ne serait pas le résultat d’un apprentissage mais d’origine 100% biologique.

[4] Comme le constructivisme (Piaget) ou le socio-cognitivisme (Vygotski).

[5] Célèbre film du réalisateur américain Spielberg en 1982

[6] Par ces deux ouvrages, La tête bien faite, Repenser la réforme et réformer la pensée (1999) et Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation de demain (2000).

[7] Paru début mars 2022 : « Réveillons-nous ! » Editions Broché.

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